L’arrière-plan biographique: le coup de dé de Calvet
Dans son monumental essai, Le comte de Caylus. L’homme. L’artiste. L’antiquaire, paru en 1869, Samuel Rocheblave déprécie les échanges entre le comte de Caylus et Esprit Calvet : « Nous nous arrêterions peut-être à étudier cette correspondance si celle de Caylus avec Paciaudi…. n’en offrait en quelque sorte le prototype bien plus complet et autrement instructif…. A la conversation de la capitale succède celle de la province ». Or, la recherche que nous avons entreprise permet de penser à nouveaux frais la valeur de ce fonds en l’évaluant à l’aune des études sur la République des Lettres.

Legs Calvet à la Fondation Calvet, 1810, Avignon, Musée Calvet inv. T 334.
Au sein de ce réseau de savoir et de sociabilité, le médecin et professeur à l’université de médecine d’Avignon, Esprit- Claude- François Calvet (1728- 1810) (fig. 1) incarne une attachante figure de curieux méridional. « Savant à triple étage », ainsi qu’il se définissait lui-même, passionné dès son adolescence par la numismatique, la bibliophilie, les naturalia, à partir de la fin des années 1750, il s’employa à tisser un vaste réseau de correspondants dont les principales ramifications couvraient la Provence, la basse vallée du Rhône, le Comtat. Simple personne à talents, il était de beaucoup l’inférieur du comte de Caylus (1693- 1765), amateur de l’Académie royale de Peinture, membre honoraire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, mécène et protecteur des artistes (fig. 2). En outre, si les rapports entre antiquaires oblitéraient les différences sociales, ces dernières n’en demeuraient pas moins prégnantes et requéraient l’observance de certaines règles tacites. La lettre d’introduction, suivant les mots d’Antoine Lilti, en constituait ainsi le « principal sésame et un réducteur d’altérités ». Or, avec une audace juvénile, motivée sans doute par la puissance de son désir, Calvet n’hésita pas à transgresser ces conventions. La mort subite du Père Gérouin (1704-1761), Prieur de Fourques, collaborateur dévoué du comte de Caylus, l’ayant privé de cet appui, Calvet s’autorisa de la caution morale du bon Père pour prendre langue avec l’aristocrate parisien et proposer ses services avec une franchise sans détours :
« La singularité d’un monument que j’ai acquis depuis peu donne lieu à la lettre que j’ai l’honneur de vous écrire… J’avais cette figure du vivant du Prieur de Fourques. Ce respectable ami, en me pressant de vous le faire connaître, s’était chargé de vous prévenir sur la liberté que je prends : sa mort me prive de l’avantage d’être introduit ; il me reste pour me présenter à vous le droit que vous en accordez à ceux qui cultivent l’antiquité…. Je m’estimerais moi-même très heureux si, en me rendant utile à vos recherches, je pouvais parvenir à mériter d’être nommé dans un ouvrage aussi assuré de passer à la postérité ».
Or, ainsi que persifle Lebeau, « les antiquaires, ceux qui croyaient l’être, ceux qui voulaient le paraître, s’empressaient d’entrer en commerce avec lui. Ils se flattaient d’être admis au nombre des savants dès qu’ils pouvaient montrer une lettre de M. le comte de Caylus, c’était pour eux un brevet d’antiquaire » (Lebeau, « Eloge historique de M. le comte de Caylus », dans Recueil, tome VII, p. XVIII).

Si la réponse du comte, en date du 10 mars 1761, en dépit de la courtoisie du ton, laissait percer une prudente circonspection, Calvet sut vaincre les réticences de son auguste aîné. Dès la troisième lettre, en date du 10 juin 1761, le comte consentit à s’appuyer sur « l’Esculape comtadin ». Cette missive inaugure un commerce dont la périodicité s’intensifia au fil des années. En 1765, l’année de la disparition de Caylus, les échanges deviennent hebdomadaires, voire biquotidiens. Cette accélération du tempo manifeste non seulement l’ardeur avec laquelle le comte se dévouait à son « invincible travail », pour reprendre un mot de Balzac mais en dévoile également le caractère monomaniaque : « Cet amour des arts », confie Mariette à Paciaudi (lettre du 8 septembre 1765) « avait dégénéré en une passion qui le dévorait et ne lui permettait pas de penser à autre chose. Tout mourant qu’il était, il s’en préoccupait encore dans les derniers instants de sa vie ». L’ultime lettre à Calvet, en date du 10 août 1765, roulait d’ailleurs sur ses chères antiquités gauloises. Il engageait Calvet à faire dessiner
« les deux statues dont les têtes ont été abattues qu’on voyait encore sur le mausolée [des Jules à Saint-Rémy] qui se termine par une espèce de coupole soutenue par des colonnes. Un pareil dessin et le temps de sa fabrique », prescrivait le comte, « demande plus de précision que d’élégance. Aussi, je vous avouerai que, comptant sur votre précision, je m’adresserai encore à vous pour pareil examen quand il y aura autant de secours à Avignon qu’on en pourrait trouver à Rome ».
La chaleur de ces accents ne doit pas surprendre. L’étude du corpus souligne que le comte conçut progressivement des sentiments très vifs pour un collaborateur dont, de surcroît, il goûtait les manières directes : « On peut vous parler avec un enthousiasme dont tant de gens s’indigneraient », se félicite-t-il le 10 juin 1761.
Présentation du corpus
Le corpus n’offre qu’un regard partiel et inégal. Les lettres de Caylus à Calvet sont réunies dans le manuscrit 2366 à la Bibliothèque municipale d’Avignon (f°2- 170). À ces 82 missives, très courtes ou longues de plusieurs pages, s’ajoute une lettre versée dans le manuscrit 3051, abritant diverses correspondances de l’antiquaire avignonnais. Une lettre, rédigée le 20 août 1765, figure dans la Collection Tarbé, abritée aux Archives municipales et communales de Reims. La première lettre date donc du 10 mars 1761, l’ultime du 23 août 1765, soit quelques jours avant le décès du comte, survenu le 5 septembre, après une longue agonie dont son intime, Pierre Jean Mariette (1694-1774), l’éminent collectionneur de dessins et d’estampes, suivit avec douleur l’implacable progression. Les missives signées par Calvet se réduisent à neuf. Elles ont été insérées, avec d’autres fragments de la correspondance active de Caylus dans l’ouvrage publié par A. Serieys, Lettres inédites d’Henri IV et de plusieurs personnages célèbres tels que Fléchier, La Rochefoucault, Voltaire, le Comte de Caylus, Anquetil- Duperron, etc, paru l’an X de la République, soit en 1802. La première lettre remonte au 2 mars 1761, la dernière au 15 juin 1764. Une autre lettre, en date du 25 avril 1764, a été recopiée par les soins de Calvet dans un des volumes de ses Œuvres manuscrites, le tome VI, ms 2349 f°2-6v. Calvet s’offusqua de la liberté prise par le Bibliothécaire du Prytanée comme l’atteste une annotation sur la page de garde de son exemplaire personnel :
« Quelques-unes de mes lettres à Monsieur le comte de Caylus vienne d’être imprimées à mon insu
– souligné dans le texte– dans ce recueil de lettres, ce que ne doit pas se permettre un éditeur quel qu’il soit : j’avertis qu’il s’y trouve des erreurs, néanmoins peu nombreuses, sur certains points d’antiquités ; je les condamne et les aurais prévenues si la rapidité d’une lettre m’en eût laissé le temps, et surtout, si j’avais soupçonné qu’elles puissent jamais être publiées ».
A posteriori, nous ne pouvons que nous féliciter d’un tel procédé. En dépit de sa relative brièveté, l’ensemble captive par l’alacrité et la liberté du ton, retient par sa richesse, l’éclectisme des thèmes abordés dont plusieurs ressortissent à la fabrique du savoir.
La conception du tome VI du Recueil d’antiquités et la recension de matériaux pour le Supplément
Le croisement des fonds documente de manière très concrète les enjeux des échanges, à savoir la conception du tome VI, censé être l’ultime, du Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises, paru en 1764. Une lettre à Calvet du 18 mai 1763 expose l’architecture générale du projet. Les planches commandaient l’organisation du volume, primant sur « la logique des arts par le récit » (E. Décultot) :
« Quant au VIe volume dont vous me demandez des nouvelles, comme je raccourcis toujours les explications par goût et par raison, je n’ai plus la même nécessité de les allonger, les morceaux précédents pouvant être cités, du moins par rapport aux idées générales. J’aurais voulu suppléer à cette diminution par une augmentation des planches pour ne pas dégoûter le public qui accueille cet ouvrage avec bonté. Je voudrais donc qu’il fût orné de 130 planches, il n’y en a encore que 104 de terminées. Il est vrai que j’en ai 8 ou 9 en chantier comme l’on dit mais j’attends une réponse de Bretagne pour mettre la dernière main à des choses d’autant plus curieuses que cette partie de la Gaule est pour ainsi dire, inconnue des Romains, soit pour ses chemins, soit pour ses ponts et je puis compter sur six ou sept planches d’éclaircissements. Cette partie finie et jointe à plusieurs monuments que j’attends de Sicile, de Rome et de Grèce, l’ouvrage paraîtra et je ne crois pas que cela puisse aller jusqu’à la fin de l’été ».
Par ailleurs, une grande partie de la correspondance aborde la genèse du tome VII, posthume. Ce volume, dénommé Supplément, fut publié en 1767 par les soins d’un de ses proches, Pierre-Paul Bombarda (1695- 1783), dit Monsieur de Bombarde, fils du Trésorier général des finances de l’Electeur de Bavière, « homme de goût et d’esprit », suivant le duc de Luynes. Dans la lettre à Calvet du 1er février 1764, le comte assume avec fermeté les motivations ayant dicté son revirement :
« Quoi que j’aie dit à la fin de ce livre que c’était le dernier, quand on est vieux et qu’on a pris un genre d’occupations, il n’est pas trop facile de le quitter. Je continue à faire graver et à expliquer. Quand je serai mort, on fera ce que l’on voudra de ces ravaudages, un supplément si l’on veut ou bien on allumera le feu. Je ne m’oppose à rien. Tout me sera fort égal mais en attendant, je m’amuserai ».
Conjurer l’ennui, ce désir éminemment aristocratique a coloré toute la vie du comte. Bien que la progression de la maladie à laquelle il devait succomber ait entravé et retardé l’impression du Supplément, la conception de l’ouvrage accordait une place de choix à la classe d’antiquités gauloises et ces « antiquailles » devaient lui réserver ses ultimes jouissances.
Le goût des guenilles et des balayures : « les moyens d’une route nouvelle ou moins battue »
Ces mots d’une lettre à Paciaudi du 12 janvier 1759, traitant d’antiquités romaines, résument les objectifs poursuivis par Caylus pour ce qui regarde la Gaule. Au préalable, un fait s’impose. Les débuts de cette classe nouvelle apparaissent tardifs et contraints. « Les Gaulois entrent presque par effraction dans le Recueil » (Alain Schnapp). Rappelons que la partie « Des Gaulois » n’est convoquée que dans le tome III, publié en 1759. Dans plusieurs lettres de 1759, Paciaudi encourageait son ami parisien à consacrer un volume spécial à cette catégorie d’antiquités. Dans la lettre du 5 mars, Caylus ne se rangea pas à ces vues :
« Je vous prie d’écouter ce qui m’entretient dans mon idée : premièrement, le public paraît avoir approuvé mon plan (la division du volume en plusieurs classes) et je ne dois pas m’en écarter. En deuxième lieu, tout ce que j’ai sur cette matière, qui peut remplir une trentaine de planches, est épars, n’a pas de corps et n’est susceptible que d’un ordre vague et très général ».
Ces réticences initiales nous paraissent donc participer d’obstacles méthodologiques avérés -la pauvreté des sources matérielles- heuristiques et esthétiques. Avec l’honnêteté qui le caractérise, il s’ouvrait sans détours de ces difficultés dans le tome III du Recueil :
« Les Gaulois, avant la conquête des Romains, sont un objet si peu considérable par rapport aux arts et aux monuments et nous avons des lumières si confuses et si peu certaines sur ce qui les regarde en particulier que je me suis contenté de rapporter sans entrer dans aucun détail le petit nombre de monuments que le hasard m’a fourni et qui m’ont paru leur appartenir » (Recueil, tome III, p. 322-323 ).
Dans la conclusion du tome VI, après avoir, il est vrai, fustigé « l’imitation faible et servile des Romains » par rapport à « la délicatesse des Grecs » (« vous me pardonnerez de n’accorder aucun goût ni aucune originalité aux Romains par rapport aux arts », confidence versée dans l’oreille complaisante de Paciaudi, le 27 septembre 1758) il impute la médiocrité supposée des productions indigènes au tempérament belliqueux de la nation gauloise :
« Qu’ai-je dis ? Que peut-on dire des Gaulois ? Ils ne savaient que se battre. On entrevoit, il est vrai, quelques réminiscences grossières acquises par le commerce avec la Grèce mais après avoir fait la guerre en braves gens, ils paraissent pour ce qui concerne les arts, fort inférieurs à ceux qu’ils ont vaincu par les armes ».
En revanche, dès le tome III, il entrevoit un champ fécond d’études pour ce qui regarde l’état des arts dans les siècles postérieurs : « Au demeurant, la Gaule devenue romaine est un objet plus intéressant. J’avoue que l’abondance de la matière m’a beaucoup étonné… Au reste, les monuments des parties méridionales de la Gaule égalent pour le goût et la magnificence – une locution familière sous sa plume– ceux de Rome même » (Recueil, tome III, p 322-323, 1761). Toutefois, nuance-t-il, dans le volume suivant, « ces recherches ne peuvent avoir d’autre utilité que celle d’entretenir l’idée de la grandeur romaine » (Recueil, tome IV, p. 357), position surprenante au regard de la fierté entretenue dans les pays nordiques ou anglo-saxons pour les antiquités nationales.
Indépendamment de ces interrogations théoriques sur l’histoire des arts, Caylus ambitionnait d’écrire sur les antiquités qui ont été « méprisées » par ses prédécesseurs ou « sont passées inaperçues ». À ce titre, ainsi qu’il l’expose au Père Théatin, « je me renferme dans les petites guenilles qui pourraient présenter quelques objets de singularité ou de recherche pour les arts » (lettre du 29 décembre 1758). Cette approche, visionnaire, impliquait une mutation fondamentale dans le rapport à l’antique et, plus largement, au concept épistémique de collection dont il « assume toutes les apories de l’état » (E. Décultot). Ainsi qu’il ne cesse de le marteler dans ses lettres, Caylus « ne désirait pas des morceaux pour en faire parade, les arranger dans un cabinet où l’on entre pour écouter le plus souvent des raisonnements à la diable et répéter de son côté presque toujours la même chose… » (lettre à Paciaudi du 31 mars 1760). « Le désir d’instruire plutôt que d’éblouir » (Recueil, tome I, p. III) légitime ses recherches : « Je ne fais pas un cabinet, je fais un cours d’antiquités », assure-t-il au Théatin le 25 décembre 1759. Une lettre à Séguier du 15 janvier 1761 creuse le même sillon :« « Je me contente de rassembler des morceaux sur lesquels on peut avoir quelque opinion particulière, soit par la singularité de leurs attributs, celle de la matière ».
Dans cette perspective, il privilégiait les monuments modestes qui « produisent l’instruction et le piquant de l’explication » : verres, lampes, céramiques, outils, petits bronzes, objets en os, fragments de mosaïque, « pots cassés » ou « matières rompues ». « Les coyonnades de cette espèce, développe-t-il, le 8 août 1762, à propos d’un petit morceau de terre cuite trouvé dans la mer « au Martigues », identifié par Calvet comme un jouet d’enfant, interprétation à laquelle Caylus souscrivait, « m’amusent plus qu’un bel Hercule, qu’un beau Mercure sur lesquels en général tout a été dit ». La lettre du 7 août 1763 invoque également un argument imparable d’un point de vue méthodologique: les difficultés engendrées par la fiabilité de la reproduction d’un monument, au premier chef, des sculptures et ce, indépendamment du talent de l’artiste :
« Vous êtes peut-être étonné que les guenilles aient tant d’attrait pour moi mais songez qu’on ne peut que louer un beau morceau et qu’étant inférieur par la gravure à l’original il faut que le lecteur ait de la foi dans un auteur et la foi est rare comme vous savez au lieu que des bagatelles faites pour le peuple, éclaircissent bien des doutes et donnent souvent des preuves dont on ne peut appeler ».
Le primat accordé à l’objet en tant que tel, innovant, générait inévitablement une distance par rapport aux sources écrites qui ne constituent plus des preuves incontournables. Il s’agissait là, rappelons-le, d’un virage sans précédent par rapport à la doctrine professée par son illustre prédécesseur, Bernard de Montfaucon. Signalons, cependant, que le mauriste, dans la préface du « Supplément » à L’Antiquité expliquée et représentée en figures, paru en 1724, fut amené à amender cette approche herméneutique. Il reconnaît expressément à « la deuxième classe des monuments constituée par les statues, bas-reliefs, inscriptions, médailles », « un avantage non moins considérable » par rapport à la première, celle des livres : « c’est la connaissance d’un grand nombre de choses que les autres (les livres) n’apprennent pas » (« Préface » p. vij). Plus encore, anticipant la méthode comparative, prônée par Caylus, Montfaucon entrevoit « qu’un des plus grands avantages de la réunion des monuments d’une même espèce, c’est qu’un seul fait quelquefois découvrir à quel usage étaient destinés tous les autres ». Dans la correspondance avec Calvet, les outils cognitifs élaborés d’un point de vue méthodologique se dévoilent dans toute leur ampleur et leur rigueur.
Apprendre à voir
Avant toute chose, l’antiquaire doit s’employer à éduquer son regard, forger sa sensibilité et développer son sens de l’observation. Plusieurs lettres à Calvet détaillent les lenteurs inhérentes à ces apprentissages. Ainsi, confesse-t-il le 17 juin 1763 : « J’ai vu dans ma jeunesse la belle fontaine de Colmar mais dans le temps, je n’étais pas plus observateur qu’antiquaire ». En bref, le commençant en antiquités « voit sans voir » ou, du moins, « l’imperfection de son coup d’œil ou l’incertitude de son regard ne lui présentent rien de fixe et la quantité des objets l’offusque » (Recueil, tome VI, « Préface, p. V- X et p. VII). Dans sa correspondance, le comte décline inlassablement les « devoirs », une locution récurrente sous sa plume, incombant à l’antiquaire. Le plus infrangible se fonde sur la vision directe de l’objet. C’est en vertu de cette « loi » que Caylus légitima son refus de graver un bronze très stimulant d’un point de vue iconographique – l’anse d’un récipient (?), représentant un acteur jouant le rôle d’un Bacchus de tragédie, trouvé à Marseille au quartier du Canet (fig. 3 et 4), joint à la première lettre de Calvet :


Legs Calvet à la Fondation Calvet, 1810, Avignon, Musée Calvet, inv. J 146.
« La vue d’un monument est essentielle pour le décrire et l’on ne peut avoir une confiance absolue dans un dessin, quelque exact et quelque précis qu’il puisse être. Combien de fautes peut-on commettre et dans quelles erreurs ne tombe-t-on pas même par ses yeux et avec la plus sûre réflexion » (lettre du 10 mars 1761).
En vertu de ce principe, stipule-t-il à Calvet le 29 avril 1762,
« je n’aime à rapporter que des morceaux qui m’appartiennent et je me suis rarement écarté de la règle que je me suis faite à cet égard, à moins qu’ils ne m’aient séduit par quelque partie qui pouvait entrer dans mon plan général »
(De fait, l’examen du Recueil manifeste plusieurs entorses à ces sains principes). Il revient sur la question de manière péremptoire le 7 octobre :
« Je vous assure que je ne donne que très rarement les monuments qui ne sont point à moi et dont je ne puis juger, ce n’est pas que je présume de mon jugement mais je suis comme Brantôme, je ne le donne pas pour bon mais pour mien ».
Cette approche, novatrice et sans doute déroutante pour son correspondant, faisait justice du lien traditionnel entre collection et possession. En revanche, à la faveur de la relation de confiance tissée avec son correspondant comtadin, et au prix de dépenses substantielles, le comte consentit au prêt de morceaux issus du cabinet de Calvet ou de celui de ses relations, à des fins d’examen et/ ou de gravure.
La voie du dessin
La méthode de travail conçue par Caylus, d’une surprenante modernité, empirique (le fait a été amplement commenté), prend en compte l’objet dans toute sa matérialité : dimensions, détermination du matériau, état de surface, présence d’éventuelles restaurations, provenance, circonstances de la découverte. Un scrupuleux dessin au trait constitue l’indispensable préalable à l’étude. Les échanges relatifs à une mosaïque fragmentaire découverte à Carpentras, abritée de nos jours à l’Inguimbertine, démontrant suivant Calvet que les Anciens connaissaient la perspective (le comte lui apprit qu’il avait rédigé un mémoire sur cette question) livrent un exemple éclairant de ces principes :
« J’accepte le trait de ces cubes mais je les voudrais de leur grandeur naturelle au nombre de sept ou huit dans tous les sens pour avoir une idée juste de la disposition totale. Sans vous donner la peine d’enluminer le trait, vous marquerez par des chiffres de renvoi, rouge, jaune au bas du dessin. Vous aurez la bonté d’y joindre la proportion du morceau qui subsiste et de vous informer de ce que l’on sait de la découverte et du cabinet d’où il vient» (lettre du 7 juin 1762).
Pour plus d’efficacité, le 8 août 1762, il préconisa l’emploi « du papier vernis » : « le trait sera plus précis et nous donnera plus facilement et plus exactement le monument ». Auparavant, le 17 mai, les singularités techniques relevées par Caylus (l’usage inattendu de la peinture pour indiquer des effets de couleur) l’amenèrent à inférer que le monument était « douteux » ou, à tout le moins, « aidé », à savoir, restauré, un sujet qui excitait sa curiosité. A cet égard, ses lettres révèlent qu’il avait mis sur pied une organisation matérielle s’apparentant à un véritable atelier de restauration. Le 23 février 1764, Calvet s’étant inquiété des dommages susceptibles d’affecter une caisse de verres issus du mobilier d’une tombe inventée à Aramon, il le rassura en ces termes : « Si les verres se cassent, je dispose en titre d’office d’un médecin de mes marbres, d’un autre de mes bronzes, d’un autre enfin pour les verres et les terres cuites ».
D’incessantes « perquisitions » : « chercher pour les usages ce qui les procure » et « pour les pratiques ce qui les démontre »
La correspondance, nous l’avons relevé supra, démontre que le but principal poursuivi par Caylus dans son entreprise visait « à donner des preuves du mérite et du caractère des principales Nations de l’Antiquité, considérées principalement du côté des Arts ». Privilégiant l’expérimentation, il s’attachait à rechercher dans les ouvrages des Anciens « les différentes manières de les produire ou de les travailler » au moyen d’expériences, (Recueil, tome II, p. 341). C’est là un topos de sa correspondance. À cet égard, les études récentes ont souligné que Caylus apparaît comme un précurseur de l’histoire des techniques et, en particulier, de l’archéométrie.
Plusieurs lettres à Calvet abordent la typologie des verres, classe d’objets fascinant Caylus par « l’élégance du trait et la variété ». En 1761, la présence du pontil, observée par Calvet sur un verre d’une « forme agréable », exhumé à Montfaucon, suscita des échanges enflammés. Calvet était dérouté par une telle particularité technique. Caylus éclaircit ses doutes dans la lettre du 3 novembre :
« En général, Monsieur, les Anciens n’ont point fait de ponty [pontil] à leurs verreries mais rien n’a pu les empêcher de travailler de cette façon. Il est vrai », poursuit-il avec finesse, qu’on en voit peu et qu’un verre qui n’est orné ni de peintures, ni de caractères et qui sera demeuré un ou deux siècles dans la terre sera très aisément confondu avec un verre de la plus haute antiquité ».
Cette belle pièce provenait d’une zone de nécropoles (annexe I). De fait, si ce procédé se répand durant la première moitié du Ier siècle de notre ère, il ne se systématise pas pour autant. La détermination de l’usage ou d’une pratique – par exemple, celle de l’incinération, repérée par Caylus sur des « urnes de feu », à savoir des verres déformés par la crémation – exigeait que les monuments soient, suivant ses propres mots, « rapprochés avec soin », en bref sériés et mis en parallèle. Toutefois, la nécessité de cumuler les observations et les indices n’impliquent pas pour l’antiquaire scrupuleux de céder à la tentation de « faire des amas », de « triviales répétitions » d’un même type. C’est ainsi que le 17 décembre 1761, il déclina l’envoi par Calvet d’un tesson de sigillée dont la couverte présentait un séduisant ton rouge. Il l’identifiait comme
« une production de l’ancienne manufacture de Nîmes, manufacture dont les ouvrages ont rempli les Gaules et dont on trouve des morceaux dans plusieurs villes d’Italie, et notamment à Velleia… J’en ai beaucoup de fragments (une centaine, précise t’-il dans une autre lettre) mais moins beaux que le vôtre. Je crois en avoir suffisamment rapporté pour faire connaître leur goût car ils (les habitants de Nîmes) en ont un qui leur est particulier ».
Rappelons que Caylus a identifié deux ateliers de sigillée à Nîmes, à Paris et a proposé pour les tessons de Nîmes des datations tout à fait correctes eu égard à l’état des connaissances à son époque. D’un point de vue heuristique, Caylus mobilisait l’exercice de l’esprit critique et rejetait tout dogmatisme. Bannissant l’étalage pompeux d’érudition, il abhorrait l’affirmation d’« idées vagues et arbitraires », deux adjectifs familiers sous sa plume. Une lettre du 28 avril 1763 portant sur une statue fragmentaire appartenant au marquis de Lagoy résume avec clarté cette posture :
« Ce que vous me mandez au sujet du dieu des jardins que vous regardez comme un Silvain peut être vrai. Je le crois même mais c’est le malheur des monuments inutiles, le loup n’existe point. On ne voit même aucune trace du morceau attenant autrefois à la figure. On dit ce que l’on peut sur l’objet et on évite autant que possible la conjecture. Voilà mon excuse ».
En revanche, l’envoi d’un fragment d’une marque d’oculiste, répétée sur un « fragment de vase, grand, grossier, sans vernis, d’une épaisseur considérable », découvert à Saint-Rémy (Recueil, tome VII, pl. LVXXIV) (fig. 5) permit à Caylus de documenter les pratiques ophtalmologistes en Gaule, l’usage de collyres durs :

Supplément, tome VII, Paris, 1767, planche LXXIV
« Je suis très sensible au grand morceau – la marque d’oculiste – et beaucoup plus que je ne l’aurais été à un grand Hercule, un grand Jupiter… L’inscription singulière (le collyre visait à lutter « contre l’obscurcissement de la vue ») et inconnue jusqu’ici me donnera une occasion de bavarder plus qu’aucun des douze dieux ne me l’aurait procuré » (lettre du 16 novembre 1763).
Le deuxième volet de l’entreprise conduite par Caylus visait « à susciter en quelque personne éclairée le désir de satisfaire la curiosité par une Gaule antique » (Recueil, tome III, p. 32). Or, à partir des années 1760, comme nous l’avons repéré supra à propos des verres de Montfaucon, les découvertes se multiplient dans le Vaucluse, le Gard, les Bouches du Rhône, facilitées par les travaux de défrichement, de voierie ou de construction. Afin de faciliter « les commissions » du comte, Calvet optimisa ses déplacements professionnels, planifia des expéditions au niveau régional et activa ses réseaux tant professionnels qu’amicaux, guettant les opportunités d’achat, se tenant à l’affût des trouvailles fortuites. Ses initiatives ne furent pas toujours couronnées de succès comme en témoigne l’affaire de la divinité gauloise du curé d’Eygalières (annexe II).
Une « géographie gauloise prouvée par les faits » et « les villégiatures littéraires » de Calvet
Le projet de donner un atlas topographique de la Gaule constitue un des apports majeurs des travaux initiés par Caylus qui, dans cette perspective, s’appuya sur le corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées. Pierre Pinon a mis en évidence l’importance, parfois visionnaire, des travaux et relevés accomplis par ces experts, nonobstant le silence des auteurs anciens ou des historiens du temps. Par ailleurs, après de minutieuses vérifications, Caylus n’hésitait pas à exploiter les sources existantes, parfois mises à profit par Montfaucon. Ainsi, en usa-t-il pour « des manuscrits d’un architecte que j’ai sur Carpentras et Venasque », comme il l’expose à Calvet dans une lettre du 31 décembre 1761. Il s’employa également à réunir des matériaux inédits. Dès le 20 janvier 1759, il développe ses idées en la matière dans une lettre à Paciaudi : « Je me suis principalement jeté sur des antiquités de la Gaule dont quelques-unes n’ont jamais été données, tels des théâtres, des amphithéâtres dont la position est discutée par les Itinéraires ». Ses lettres à Calvet témoignent d’objectifs similaires.
Dans le domaine topographique, l’organisation des réseaux routiers dans l’Antiquité constituait un sujet qui « paraissait mériter » aux yeux de Caylus, suivant une terminologie qu’il affectionne. Grâce au concours d’un de ses plus fidèles et anciens correspondants, le chevalier de Courtois, l’érudit avignonnais lui communiqua un mémorandum et des dessins, exécutés par ses soins, relatifs aux colonnes milliaires ou « pierres plantades » de Beaucaire (annexe III et fig. 6).

ABM, ms 4527, f° 33.
Toutefois, le comte n’en fit pas usage car « malheureusement », lui fit-il valoir le 19 août 1761, « les monuments ont été donnés », à savoir par l’historien nîmois, Léon Ménard.
D’autres constructions paraissaient « recommandables » à Caylus tels les ponts, écluses, temples, arcs de triomphe, tombeaux, en un mot des antiquités de tous les genres » (Recueil, tome VII, p. 256, à propos de la planche de Saint-Rémy, ici fig. 5). À cet égard, plusieurs lettres abordent « les antiquités et l’ancienne position de la ville » de Fréjus, l’aménagement de son port notamment dont Caylus avait bien évalué l’importance stratégique. Il avait étudié in situ « le local », « examiné les preuves données par les auteurs » et précise-t-il le 17 juin 1763, « relu l’histoire de cette ville, elle sert à confirmer mes idées ». Toutefois, dans la lettre précédente, en date du 18 mai, il confia à Calvet « avoir jeté le mémoire au feu … La carte même était gravée et l’ai retrouvée dans un coin, ne voulant pas entrer en discussion avec quelqu’un (l’abbé Barthélemy ?) à qui je croyais déférer et qui me fit des objections… ». Caylus dissuada Calvet de poursuivre l’enquête par le truchement d’un de ses élèves.
Le comte sollicita également Calvet à propos de l’existence potentielle de camps romains bien que ceux-ci, souligne Pierre Pinon, désignent souvent des oppida celtiques. Dans le même souci de faire « connaître la géographie de l’ancienne Gaule et les itinéraires des Romains », Calvet rappela à Caylus l’existence de « débris d’un bel édifice… d’une écluse dans le roc », visible dans les environs de Saint-Rémy. Il lui transmit ses observations et plusieurs croquis. Cette écluse constituait une œuvre importante de l’hydraulique en Gaule dont la technicité frappa à juste titre Calvet. Caylus laissa percer sa satisfaction, le 28 juillet 1763 : « Je ne connais point ce genre de bâtiment ancien et je n’en ai point vu dans les recueils d’antiquités ». Dans un premier temps, il ne se détermina pas à faire usage de ces éléments, arguant du fait qu’il « il ne connaissait pas le local ». En revanche, il encouragea Calvet à envoyer un mémoire à l’Académie, lui offrant « de faire réduire et graver en ami le plan de l’étang, le développement de l’écluse » (lettre du 7 octobre 1763). Toutefois, si l’on en croit le mémoire rédigé par Calvet en 1765 et recopié par ses soins, « le comte s’apprêtait à en faire usage lorsque la mort le prévint » annexe IV et fig. 7).

Fernand Benoît loue la précision de sa description et de son croquis. D’un point de vue méthodologique, Caylus estimait que « les découvertes ne sont curieuses qu’autant qu’elles indiquent la position des villes ou que les monuments présentent par eux- mêmes des singularités » (lettre du 29 septembre 1764). C’est la raison pour laquelle dans plusieurs de ses lettres, il recommande à Calvet de marquer avec exactitude les lieux où les objets avaient été découverts, données permettant, le cas échéant, de ramener l’attention sur des localités dont les monuments « annonçaient le séjour des Romains » mais qui avaient sombré dans l’oubli, le nom antique ayant été oublié ou demeurant inconnu des auteurs anciens. A ces fins, Calvet se proposait d’explorer Carpentras, une contrée qui lui paraissait « avoir été chérie par les Romains » ainsi que plusieurs localités qui « n’ont point été défrichées » telles qu’Aramon, Montfaucon, Roquemaure (fig. 8).

Recueil d’antiquités, Supplément, tome VII, Paris, 1767, planche LXXV.
Certains de ces cantons, « quoique destitués d’inscriptions abondent en antiquités de celles qu’on enfermait dans les tombeaux » (lettre du 15 juin 1764) ou produisaient des médailles. Il caressait également l’espoir de se rendre à Venasque, à Cavaillon examiner « les restes d’un bel arc de triomphe qui est dans les caves de l’archevêché ». De même, parmi les curiosités du cabinet de Caumont, les pièces provenant de Montfaucon, Saint Genêt, Saint-Rémy comblèrent Caylus car « elles me mettent en état de parler de ces endroits de la Gaule sur lesquels j’avais gardé le silence, faute de monuments » (lettre du 12 avril 1764). Dans le même but, il accepta le prêt de deux cippes votifs exhumés dans les environs de Nîmes, en possession de Calvet : « Ils me serviront pour une géographie gauloise prouvée par les faits » (lettre de 1764, non datée).
Un monument situé à Mornas (Bouches du Rhône), dénommé par les gens du cru, « le temple de Diane » et qui servait de latrines (sic) à tout le pays » (lettre non datée de 1763), mobilisa les efforts conjoints des deux correspondants. Caylus s’étant assuré que le morceau était inédit – Maffei ne l’avait pas donné -, il souhaita un dessin de « cette architecture singulière et (qui) mérite à plusieurs égards » (lettre du 7 octobre 1762). Il chargea Calvet de faire exécuter à ses frais « une vue exacte du monument, rendue avec l’intelligence d’un architecte, les proportions générales et son exacte orientation » ainsi qu’un dessin de « cette antiquité bien recommandable ». Celle-ci désignait un relief de pierre calcaire représentant une créature fantastique aux côtés d’une tête coupée, remployé dans la façade de la chapelle des Pénitents Blancs (fig. 9).

Si Caylus avait parfaitement établi que le « monument était un assemblage de pièces et d’ouvrages de différents siècles et qu’il n’exigeait pas la sécurité et l’exactitude d’une architecture grecque » (lettre du 18 mai 1763), il jugeait le relief d’un « fort beau travail » (lettre du 4 juillet 1763). Or, le dessinateur avait surinterprété la sculpture et prêté les traits d’un lion à l’étrange créature animale, dotée d’une énorme tête (fig. 10).

Calcaire, achat de la Fondation Calvet, 1853, Avignon, Musée Lapidaire, inv. G 188 B.
En dépit de ces défauts majeurs, signalés avec honnêteté par Calvet, Caylus ne renonça pas à faire graver le monument afin de « prouver la magnificence de Mornas pendant plusieurs siècles » (lettre du 28 avril 1763). Calvet se rendit également à Laudun examiner une mystérieuse dédicace (annexe V) et, à plusieurs reprises, à Vaison.
« Faire sentir les richesses de la Gaule »
Nous avons relevé supra que les prémices de la correspondance de Caylus manifestent les incertitudes engendrées primitivement par l’étude de « notre pauvre Gaule », une expression revenant sous sa plume au début des années 1760. Un passage de l’« Eloge » de Lebeau, se fait l’écho du dédain éprouvé par nombre de ses contemporains pour ces antiquités décriées : « Dans l’appartement des antiquités, on se voyait environné de dieux, de prêtres, de magistrats égyptiens, grecs, romains, entre lesquels quelques figures gauloises semblaient honteuses de se montrer ». Cependant, au fil de la correspondance avec Calvet, le comte révisa cette vision dépréciative. Une lettre à Calvet du 8 avril 1763 en donne la mesure :
« À l’égard des achats auprès de M. Camelin, il suffit que les morceaux soient constamment d’un lieu, je ne suis pas difficile, surtout par rapport à la Gaule dont je voudrais faire sentir les richesses et engager les habitants de se corriger de la négligence qu’ils ont eue jusqu’à présent ».
Une des dernières joies réservées par l’ouverture de ses « caisses pleines de poupées car tout est Poupée et tout ce qui occupe ne mérite pas d’autre dénomination », estime-t-il le 27 février 1764, désigne les curiosités du cabinet du marquis de Caumont d’Avignon dont certaines avaient été gravées par Montfaucon. Dans sa lettre à Paciaudi du 22 avril 1764, il incrimine, comme à son habitude, la qualité des dessins : « Montfaucon a donné quelques morceaux qu’il a cités pour être de cette collection et qu’il a assez mal rendus à son ordinaire ». Calvet confirma le fait : « Le Père Montfaucon… a gravé un ou deux morceaux qui ont besoin de réforme » (lettre du 16 février 1764). Caylus développe des réflexions tout aussi mitigées dans ses échanges avec Calvet. Prenons la lettre du 8 février 1762 : « Entre nous, je sais ce que l’on peut penser de Montfaucon, je le dis tout bas ou je ne le dis point pour n’être point accusé de jalousie de métier ».
Parmi les 150 morceaux, « en comptant les pots cassés », précise-t-il à Paciaudi, certaines pièces provenaient de Vaison (fig. 11).

Recueil d’antiquités, Supplément, tome VII, Paris, 1767, planche LXXIII.
Or, Caylus fondait de grandes espérances sur les potentialités réservées par la cité voconce :
« On m’assure encore, s’échauffe-t-il, que la plaine de Vaison est une mine d’antiquités. Il faudrait y établir un comptoir et des agents. Je les intéresserai par le prix que vous règlerez ; on m’a de plus assuré qu’un dessinateur pourrait être occupé quelque temps soit à retrouver le plan de l’ancienne ville, soit à copier les ruines qui sont encore apparentes, un coup d’œil de votre part vous suffira pour savoir si les relations sont véritables et si l’on peut mettre les recherches à profit » (lettre du 21 novembre 1762).
Le 21 mars 1763, Calvet l’ayant informé qu’un de ses amis, médecin de son état, proposait ses services, il détailla avec le « ton militaire » dont il usait, parfois, avec Calvet, ses attentes : « Priez-le d’acheter les petits articles qui se trouveront et de copier les inscriptions figurées avec le détail de leurs proportions et de leurs matières. On n’a point encore parlé de Vaison comme on le pouvait faire, du moins, nous verrons le parti qu’une plus grande lumière pourra nous engager à prendre ». Il revient à la charge le 8 avril : « Vaison est une mine. Il me paraît que vous en avez donné le gouvernement à un bon inspecteur. On me dit qu’on y voyait un chapiteau attique des plus beaux et qui est renversé pour faire le pied d’une croix, tout le monde ne peut pas prendre le dessin d’une pareille croix ; il ne suffit pas de savoir dessiner, il faut être architecte et avoir comparé les ordres antiques ».
Si nous ignorons quelle suite Calvet réserva à ces perspicaces attentes, il ratifia la vision euphorisante des ressources offertes par la cité antique dans une lettre non datée de 1762 (?) :
« Vaison fournit, en effet, beaucoup d’antiquités ; un chemin qu’on y a fait depuis peu, et qui exigeait qu’on creusât, a découvert bien des choses mais, nuance–il, ce sont principalement des inscriptions sépulcrales qui n’apprennent rien. Le peu qu’on a trouvé en bronze a été retenu par l’évêque qui n’y entend rien ; j’ai su qu’à tout prendre, cela n’était pas grand-chose … J’irai l’été prochain à Vaison, Cavaillon, à Venasque, etc., vous aurez le journal de mon voyage … ».
Le copieux mémoire du 21 octobre 1763 débute par ces mots : « Nous devons aujourd’hui voyager ensemble dans l’ancien Vaison, nous en sommes convenus ». Calvet consacre de copieux développements à l’ancienne cité gallo-romaine (annexe VI, fig. 12 à 16).




Achat de la Fondation Calvet, 1836, Avignon, Musée Lapidaire, inv. G 192.

Cependant, Caylus n’envisageait pas de s’atteler en personne à ce dossier. Il tablait avec optimisme sur l’acribie de ses successeurs :
« Quant à moi, confie-t-il le 10 septembre 1763, je ne pourrais jamais en faire usage que dans le cas qu’on y trouvât quelque petit monument qui me mît en état de parler de visu et qui me donnât occasion de décrire en général tout ce que vous mandez du malheureux état de ses antiquités. Pour cet effet, je garde votre lettre qui servirait à peindre la négligence et la destruction des hommes et qui, en donnant comme une chose vue et jugée à la hâte, serait toujours un monument de la magnificence de cet ancien pays et un motif toujours subsistant, capable d’engager un jour un homme éclairé, à en donner une histoire particulière ».
Ainsi, à travers ce rapide survol de la correspondance, les études gauloises s’imposent- elles comme un chantier ouvert, en perpétuelle expansion. Si Calvet apparaît comme un maillon modeste dans la chaîne de diffusion des connaissances relatives à cet objet, il servit le comte avec zèle, constance et une indéfectible loyauté. En retour, il fut payé au centuple de ses efforts. Outre sa nomination, en 1763, à l’instigation du comte, comme membre correspondant de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, le commerce avec l’érudit parisien exerça sur lui la plus salutaire des influences intellectuelles, élargissant ses vues, aiguisant son regard et, plus encore, le familiarisa avec un monde insoupçonné par tant de ses pairs, la réalité archéologique du terrain.
De son côté, au moment de prendre congé de la vie, Caylus pouvait se flatter d’avoir, plus qu’aucun autre, « détaillé la partie des Gaules quant à l’Antiquité », « se réjouir d’avoir rendu ce petit service à son pays » et « d’avoir donné des preuves d’une grandeur peut-être supérieures à celle que les Romains ont annoncée dans la capitale ». Plus largement, prévoyant une utilité publique à ses travaux, il sensibilisa de manière prophétique ses contemporains à une valeur alors balbutiante, la protection du Patrimoine. Cette leçon prophétique porta très tôt sur Calvet. Déjà, le 21 mars 1763, le comte le congratulait :
« Vous faîtes une bonne œuvre de faire porter les statues (du mausolée des Jules) quelque dégradées qu’elles puissent être dans l’hôtel de ville. C’est inspirer le culte à des Barbares, c’est leur apprendre qu’il y en a un ».
Dans cette même missive, Caylus militait avec une ardeur communicative en faveur de ces nobles desseins :
« Il y a tant de risques à acheter des ivoires ou, pour mieux dire, la connaissance sur une antiquité tient à si peu de choses que, pour le peu de peine que l’emplette vous donnerait, je vous prie de ne point y penser mais si vous pouvez miser aisément, il n’est pas mauvais d’acheter, on s’achalande, cela fait conserver les monuments, il se répand dans un canton qu’on en a de l’argent. Il faut donc, par raison et par amour, prendre souvent des objets dont on se passerait et qui, souvent ne valent rien ».
Odile Cavalier, conservateur en chef honoraire du Patrimoine
Annexes
I- La trouvaille de Montfaucon: Lettre du 28 octobre 1761 où Calvet discute de la présence du pontil sur un vase de verre. Cette lettre souligne l’importante des découvertes fortuites accomplies à la faveur des travaux d’aménagement du territoire ou de défrichement.
II- L’affaire de la figure en argent de « l’ours » d’Eygalières: Calvet évoque ce morceau « fort joli » pour Caylus dans une lettre, non datée, qui remonte sans doute à 1762.
III- Les pierres plantades de Beaucaire: Le mémoire adressé par le chevalier de Courtois, « un homme de goût qui cultive l’Antiquité et l’Histoire naturelle », suivant les termes de Calvet, a été recopié par ses soins dans la lettre adressée à Calvet le 8 août 1761. Le chevalier y livre d’utiles informations topographiques.
IV- L’écluse de Saint-Rémy Le mémoire et les dessins de l’écluse sont d’autant plus précieux, souligne Fernand Benoit « qu’ils gardent la mémoire des restes de parties aujourd’hui disparues du barrage de Saint- Rémy, à savoir le réservoir formé par le vallon de la Baume et son mode de fermeture, recouverts par les travaux ultérieurs ».
V- Les villégiatures littéraires de Calvet : l’expédition à Laudun. Extraits de la lettre du 15 juin 1764.
VI- « Une mine d’antiquités » : Vaison. Mémoire du 21 octobre 1763
Sources imprimées
« Eloge historique de M. le comte de Caylus par M. Lebeau, Secrétaire perpétuel de l’Académie, lu le 8 avril 1766 » dans Mémoires de l’Académie royale des Inscriptions et Belles- Lettres, tome XXXIV, p. 221- 232. Cet « Eloge » fut inséré dans le tome VII (Supplément) du Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines, Paris, 1767, p. I- XXIII et ici p. XVIII.
Ch. Nisard, Correspondance inédite du comte de Caylus avec le Père Paciaudi, Théatin (1757-1765), suivies de celles de l’abbé Barthélemy et de P. Mariette avec le même, Paris, 1877.
Bibliographie
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O. Cavalier, « Le verre antique au musée Calvet : recherches sur la constitution d’une collection » dans D. Foy et M. D. Nenna, dir., Echanges et commerce du verre dans le monde antique, Actes du colloque de l’AFAV, Aix-en- Provence et Marseille, 7 -9 juin 2001, Montagnac, 2003, p. 451-462.
E. Décultot, « Genèse d’une histoire de l’art par les images. Les recueils d’antiquités et la naissance du discours historique sur l’art. 1600- 1800 » dans E. Décultot, dir., avec la collaboration de G. Bickendorf et V. Kockel, Musées de papier. L’Antiquité en livres. 1600- 1800, Paris, 2010, p. 24- 35.
J. Gascou, J. Guyon, O. Cavalier (dir. ), La collection d’inscriptions gallo-grecques et latines du musée Calvet, tome I (texte) et II (planches), Paris, 2005.
A. Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIè siècle, Paris, 2005.
L. Pierre et M. A. Castor, « Relire Bernard de Montfaucon. L’enjeu artistique et pédagogique de L’Antiquité expliquée dans l’œuvre du comte de Caylus et de Michel -François Dandré- Bardon (1752- 1774) », dans V. Krings dir., avec un supplément de J. Jestaz, L’Antiquité expliquée et représentée en figures de Bernard de Montfaucon. Histoire d’un livre. Volume I, Bordeaux, 2021, p. 551-580.
P. Pinon, « Caylus et les ingénieurs des Ponts et Chaussées », dans I. Aghion, dir., p. 101-121.
P. Pinon, « La découverte de la céramique sigillée gallo-romaine : une approche moderne dans les XVIII è et XIX è siècles », dans A. Fenet et N. Lubtchansky dir., Pour une histoire de l’archéologie. XVIII- siècle- 1945. Hommage à E. Gran- Aymerich, Bordeaux, 2015, p. 83-112.
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C. Salles, « Les cachets d’oculistes », dans Revue archéologique du Centre de la France, 1982/ 21- 3, chapitre II, p. 227- 240.
A. Schnapp, « La méthode de Caylus », dans Caylus, mécène du roi. Collectionner les antiquités au XVIIIe siècle, dans I. Aghion, dir., Paris, 2002, p. 53- 71.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Haude Morvan (15 novembre 2022). La Gaule dans la correspondance Caylus-Calvet: “les moyens d’une route nouvelle ou moins battue”. Odile Cavalier. Dans l'œil des antiquaires. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/b89g