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Cristianopulo, Ermanno Domenico (1730-1788). Un historien dominicain sur les routes

Haude Morvan

Ermanno Domenico Cristianopulo, né à Traù en Dalmatie en 1730, entre jeune dans l’ordre des Frères prêcheurs (Pignatelli 1985). À peine âgé de vingt ans, il s’emploie à recopier dans les couvents de la province dalmate des documents anciens, ainsi que des inscriptions visibles sur les tombes, retables et édifices. En raison de ses qualités d’historien, il est appelé à Rome par le maître général Antonin Brémond (1748-1755) pour travailler avec le frère Tommaso Maria Mamachi (1713-1792) aux annales de l’ordre, dont le premier volume paraît en 1756. Depuis le début du XVIIe siècle, l’ordre des Frères prêcheurs avait en effet lancé des projets éditoriaux incluant la rédaction d’annales, d’un recueil des bulles pontificales accordées à l’ordre et d’un répertoire des saints de l’ordre, mettant à contribution tous les couvents pour qu’ils envoient un mémoire (Morvan 2020). En 1656, l’ordre se dote également d’archives générales, situées dans le couvent de Sainte-Sabine à Rome (AGOP). Entre 1760 et 1764, Cristianopulo accompagne le maître général Juan Tomás de Boxadors (1756-1777) dans sa visite des provinces de Castille et d’Aragon : pendant quatre ans, il envoie à Rome ses notes sur les archives et les sources matérielles (inscriptions, tombes…) présentes dans les couvents de frères et monastères de moniales, pour l’équipe de frères chargée de la compilation des annales.

À la différence d’autres frères qui, à la même époque, décrivent de manière précise le patrimoine monumental et mobilier, mémoire de l’ancienneté de la communauté (cf. par exemple le Père Ramette à Lyon), Cristianopulo se limite à signaler les artefacts et inscriptions qui documentent la date de fondation, des bienfaiteurs, des frères illustres, des images miraculeuses, conformément aux préconisations des chapitres généraux répétées depuis 1600. Parmi les sources matérielles, Cristianopulo décrit des inscriptions (plaques de consécration, épitaphes, etc.), des sceaux, des armoiries, des tombes de personnes illustres et, en Castille, des objets liés à saint Dominique. Il en réalise parfois des croquis maladroits : ainsi, dans le monastère des moniales dominicaines de Quejana, il tente de dessiner les armes d’une famille mais, conscient de ses compétences insuffisantes, il précise pour ses collègues restés à Rome qui recevront ses notes : « i due animali, che io non ho saputo delineare, sono due lupi che camminano in campo bianco » (AGOP, XIV Liber III, I, f. 288v).

La mémoire des beati de l’ordre

En dehors des inscriptions, dont il s’efforce souvent de reproduire la calligraphie et la mise en page (fig. 1), les dessins sont assez rares dans les notes de Cristianopulo.

Fig. 1 – AGOP, Liber III, I, f. 127v : inscriptions du XIVe siècle dans le couvent de Tui, dessinées par le Père Cristianopulo en 1761 (cliché : AGOP).

Le croquis qu’il fait de la tombe de Nikola Milinović vers 1750, avant d’être appelé à Rome, est donc d’autant plus notable (fig. 2). Nikola Milinović (†1451) est le premier prieur de Sainte-Croix, premier couvent observant en Dalmatie, fondé en 1432 sur l’île de Čiovo. Même si Cristianopulo n’est pas un dessinateur doué, son croquis de la tombe est assez précis, et inclut l’épitaphe :
Lapis hic tegit ossa venerabilis fratris Nicolai Milinovich primi fundatoris, ac prioris huiusce sancte crucis conventus. Qui III yd iulii MCCCCLI diem clausit <extrem?>um.
Cristianopulo précise que la tombe se trouvait sur le seuil du portail ouest (elle a été depuis déplacée dans la crypte). Si Cristianopulo a dessiné cette tombe, c’est probablement en raison de la présence d’un détail iconographique : les rayons autour de la tête de l’effigie. Dans les œuvres peintes aux XVe-XVIe siècles, en particulier pour des Dominicains, une différence claire est faite entre les bienheureux (beati), dont la tête est entourée de rayons, et les saints officiellement canonisés (sancti), qui sont signalés par un nimbe plein. Les historiens dominicains des XVIIe-XVIIIe siècles sont attentifs à ce détail. Ainsi, le frère qui rédige une chronique du couvent de Sienne pour les annalistes de Rome mentionne que plusieurs frères et sœurs illustres siennois, dont il donne des éléments biographiques, sont représentés dans le dortoir cum radiis, témoignant d’un programme iconographique aujourd’hui disparu (AGOP, XIV, Liber C, II : Chronotaxis Sancti Dominici, in Campo Regio de Senis). De même, pour Cristianopulo, la présence des rayons autour de la tête de l’effigie du prieur Nikola Milinović atteste du statut de bienheureux de ce frère illustre.

Fig. 2 – Rome, AGOP, XIV, Liber HHH, f. 207r. Tombe de Nikola Milinović (†1451) dans l’église Sainte-Croix, Čiovo (Croatie), dessinée par le Père Cristianopulo vers 1750 (cliché : AGOP).

La mémoire de saint Dominique

En bon historien, Cristianopulo est attentif à la matérialité des documents, qui permet une critique d’authenticité : il mentionne le matériau (papier, parchemin), la présence d’un sceau, et décrit la calligraphie. La mention des sceaux peut toutefois dépasser le strict intérêt diplomatique. Dans son périple en Castille, Cristianopulo réalise des croquis de cinq sceaux qu’il a pu observer sur des donations faites entre 1304 et 1312 par Pedro Guzmán et ses fils aux moniales de Santo Domingo de Caleruega (fig. 3). Les sceaux viennent ici appuyer la tradition voulant que saint Dominique appartienne à la famille noble des Guzmán. Cette tradition illustre une tendance des hagiographes qui, dès le Moyen Âge, cherchent à attribuer une origine nécessairement noble aux saints. Malgré sa rigueur méthodologique, Cristianopulo, comme d’autres érudits ecclésiastiques de son temps, peut ainsi parfois plier l’interprétation des sources pour conforter certaines traditions.

Fig. 3 – Rome, AGOP, XIV, liber III, I, f° 97r. Sceaux de la famille de Guzmán, XIVe siècle, dessinés par le Père Cristianopulo en 1761 (cliché : AGOP).

La mémoire des bienfaiteurs

Malgré ces quelques exemples de croquis, Cristianopulo n’est pas le plus « antiquaire » des Frères prêcheurs de son temps. Par exemple, à Saint-Platon à Zadar, il transcrit une inscription figurant sur un retable alors visible dans la sacristie, parce qu’une inscription mentionne le donateur, Vulciano Belgarzone (AGOP, XIV, Liber HHH, f. 194r). Le panneau central de ce retable, signé par Nicolò di Pietro, est aujourd’hui conservé au Museo dell’Accademia à Venise (fig. 4). Cristianopulo ne dit toutefois pas que Vulciano Belgarzone est également représenté aux pieds de la Vierge. Dans un mémoire sur Saint-Platon rédigé vers 1700 pour les annalistes par le frère Giacinto Zanobetti, on trouve une mention de ce même retable beaucoup plus attentive à l’iconographie et au style, qualifié de « grec » ( le qualificatif « grec », utilisé en particulier par Giorgio Vasari, définit pour les modernes certaines caractéristiques « byzantines », tels que le hiératisme et le fond doré, opposées à la « manière latine » née avec Giotto) :

In sagristia vi è un Altare di pittura greca con molti santi e sante, et in mezzo una B. Vergine alli di cui piedi stà genuflesso un senatore vestito di toga rossa, con la stola purpurea sù la spalla destra, qual senatore fù nel tempo che Zara era sotto il dominio delli regi d’Ungharia con la seguente iscrizzione. Hoc opus fecit fieri Dnus Vulcia. Belgarconc. Civis Iadriensis MCCCLXXXXIIII. Nicolaus Filius Magistri Petri Pictoris de Venetiis pinxit hoc opus, qui moratur capite pontis Paradixi. Il Sudetto senatore beneficò molto il nostro convento. (AGOP, XIV Liber D, p. 141)

Fig. 4 – Nicolò di Pietro, retable avec la Vierge à l’Enfant et le donateur Vulciano Belgarzone provenant du couvent Saint-Platon à Zadar, 1394, Venise, Galleria dell’Accademia (photographie : www.wga.hu).

Sources

Rome, Archivio Generale dell’Ordine dei Predicatori (AGOP), XIV, Liber HHH, III, KKK

Bibliographie

Morvan 2016 : H. Morvan, Arte medievale in Dalmazia : notizie dall’Archivio generale dei frati predicatori, in Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Âge, 128-1, 2016, p. 213-225  <https://mefrm.revues.org/3086> [consulté le : 07/02/2021].
Morvan 2020 : H. Morvan, L’art médiéval dans la construction de l’histoire dominicaine à l’époque moderne, in Perspectives médiévales, 41, 2020 (La vie postmédiévale des artefacts médiévaux) <https://journals.openedition.org/peme/20860> [consulté le : 07/02/2021]
Pignatelli 1985 : G Pignatelli, Cristianopulo, in Dizionario biografico degli Italiani, XXXI, 1985, Roma, Treccani, p. 28-31.

Duchesne, François (1616-1693) Prosopographie et collection de portraits

Haude Morvan

François Duchesne, comme avant lui son père André Duchesne (1584-1640), est historiographe du roi. Il est l’auteur, notamment, de l’Histoire de tous les cardinaux françois de naissance, parue en 1660. Il s’agit d’un recueil prosopographique sur les cardinaux français du XIe siècle à la fin du Grand Schisme. L’ouvrage, divisé en deux livres, est accompagné d’un volume de « Preuves ». Il s’inscrit dans le genre des biographies de papes et de cardinaux, initié dans la seconde moitié du XVIe siècle par les érudits de la Contre-réforme (Onofrio Panvinio, Alfonso Chacón), ensuite adopté au XVIIe siècle en France avec une orientation gallicane marquée (Pierre Frizon, Étienne Baluze). Contrairement à la plupart de ces auteurs, toutefois, l’ouvrage de François Duchesne n’est pas écrit en latin. Si François Duchesne fait œuvre d’historien et d’apologète de l’Église gallicane, il apparaît aussi dans l’Histoire de tous les cardinaux comme un antiquaire, ou un « curieux », pour employer ses termes.

« Afin que la postérité sache qu’on ne saurait trop révérer les cendres des hommes qui surpassent les autres en naissance et en vertu »

Qu’il s’agissent de biographies d’hommes illustres, de souverains ou de prélats ecclésiastiques, les œuvres prosopographiques rédigées à partir du XIVe siècle ont une visée édifiante et morale (comme leurs modèles antiques), en proposant au lecteur des exempla. La même fonction exemplaire est assignée par les antiquaires aux œuvres du passé qui commémorent des hommes illustres, et notamment les tombeaux. François Duchesne s’inscrit dans cette approche de l’art médiéval ; il justifie par exemple ainsi la longue description du monument funéraire du cardinal Hugues Aycelin (†1297) dans l’église des Frères prêcheurs de Clermont :

« Je ne m’arrêterai pas dorénavant si longtemps à la description des tombeaux des princes de l’Église, quelques magnifiques qu’ils puissent être, parce que ce serait une chose hors de mon sujet. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de donner au public, quoiqu’assez succinctement, un échantillon de la beauté de celui du cardinal de Billom, afin que la postérité sache qu’on ne saurait trop révérer les cendres des hommes qui surpassent les autres en naissance et en vertu, et qui sont revêtus des premières et plus éclatantes dignités de l’Église, entre lesquels ce prélat a toujours paru comme une des premières lumières de son temps, par le progrès, la conduite et la fin de sa vie, et que, pour les enfermer dignement, il n’y a rien dans la nature d’assez relevé» (Duchesne 1660, Livre II, p. 318).

« La plus grande passion que j’ai eue dans cette entreprise a été de pouvoir recouvrer les crayons de tous les cardinaux »

Le rôle des sources matérielles est ainsi notable dans l’ouvrage de Duchesne : elles viennent à la fois édifier le lecteur et étayer le propos historique, parfois même en contredisant les sources littéraires (Morvan 2019). Ces mêmes sources fournissent à l’auteur les portraits, qui apparaissent dans certains des médaillons en exergue des chapitres. La recherche de ces portraits est au cœur de la préface de l’Histoire de tous les cardinaux, où François Duchesne se met donc en scène essentiellement comme un antiquaire collectionneur :

« Cependant, le lecteur se tiendra, s’il lui plaît, pour averti, que la plus grande passion que j’ai eu dans cette entreprise, a été de pouvoir recouvrer de suite et sans interruption, les crayons de tous les cardinaux, dont les actions sont décrites en cette Histoire, soit qu’ils aient été peints au naturel pendant leur vivant, soit que l’on ait élevé quelques statues sur un piédestal à leur honneur, ou quelques superbes monuments à leur gloire, ou qu’ils aient été simplement gravés sur leurs tombes après leur mort, ou érigés sur quelques beaux mausolées, soit en marbre, en cuivre, ou en bronze, ou représentés dans les vitres des églises où ils ont fait du bien, ou possédé des bénéfices, ou conservés dans les Galeries des princes et des rois, sous lesquels ils ont dignement servi, ou dans les cabinets des curieux, qui font une recherche exacte de portraits ; et de n’épargner pour cet effet, ni la correspondance que j’ay pu avoir avec un nombre considérable des plus doctes de l’Europe, ni l’argent qu’il a fallu pour en faire la dépense depuis vingt ans entiers que je les amasse ».

En effet, comme dans beaucoup d’ouvrages prosopographiques publiés à partir du XVIe siècle (Casini 2004), chaque chapitre de l’Histoire de tous les cardinaux s’ouvre par un médaillon ovale contenant un portrait en buste du prélat ou, en l’absence de portrait « authentique » repéré, ses armoiries si elles sont connues. Ces galeries de portraits diffusées par l’imprimerie constituent le pendant des galeries de portraits d’hommes et de femmes illustres peints sur toile qui décoraient les cabinets et bibliothèques humanistes à partir de Paolo Giovio (Schnapper 1988, p. 270-293), et qui connaissent une nouvelle déclinaison « confessionnelle » dans le contexte romain de la Contre-Réforme (Herklotz 2009). La fonction édifiante et exemplaire des personnages du passé sélectionnés implique non seulement l’étude de leurs actions et de leurs écrits, mais aussi la mémoire de leurs traits physionomiques authentiques (ou pensés comme tels). La constitution de galeries de tableaux figurant des hommes et femmes illustres en buste, ainsi que la publication de versions gravées de ces images (accompagnées ou non de textes), a impliqué une recherche active d’images anciennes considérées comme des « verae effigies ».

« Un nombre considérable des plus doctes de l’Europe » : François Duchesne et son réseau

François Duchesne est l’héritier de cet intérêt humaniste et tridentin pour les « verae effigies ». Les sources de Duchesne pour ces dessins sont précisément mentionnées et localisées en marge de chaque portrait. Il utilise des dessins de la collection déjà rassemblée par son père, André Duchesne, ainsi que des envois de ses nombreux correspondants. La correspondance de François Duchesne, conservée à la BnF (cf. sources), révèle un réseau très fourni, où apparaissent les noms de quelques uns des plus grands érudits de l’époque (Du Cange, Pierre d’Hozier, Étienne Baluze, Luc d’Achery, Samuel Guichenon…). Les correspondants de Duchesne lui envoient notamment les dessins destinés à alimenter les portraits en frontispice de chaque chapitre. Certains sont réalisés ad hoc, tandis que d’autres sont copiés de dessins déjà existants, réunis pour illustrer des travaux d’érudition similaires ou pour constituer des « musées de papier ». Un correspondant de Duchesne évoque ainsi un portrait de Hugues de Saint-Cher qu’il tient de l’érudit dominicain Alfonso Chacón (BnF, NAF 22092, fol. 116).

Les portraits qui illustrent l’Histoire de tous les cardinaux sont tirés de différentes catégories d’œuvres. On trouve ainsi des détails de vitraux, tel que celui de la chapelle du Collège Le Moine à Paris, où le cardinal fondateur est représenté en donateur. (fig. 1) D’autres portraits sont issus de peintures, d’autres encore des tombeaux des prélats. Enfin, plusieurs sont copiés de médailles. Ainsi, Gaspard de Monconys (1592-1664), sieur de Liergues, conseiller d’État et lieutenant criminel au baillage et siège présidial de Lyon, transmet à Duchesne de nombreux dessins réalisés à partir de monuments de la région lyonnaise (Duchesne 1660, Livre II, p. 711), mais aussi à partir de médailles qui faisaient la célébrité de son cabinet (Ibid., p. 651 et 705). Gaspard de Monconys avait d’ailleurs lui-même une vaste série de portraits de cardinaux parmi les estampes qui constituaient sa collection, qui servirent à illustrer les Eloges historiques des cardinaux illustres d’Henry Albi, publié en 1644 (Meyer 2016).

Fig. 1 : Duchesne 1660, frontispice du chapitre sur le cardinal Jean Le Moine. « Ce portrait est tiré d’une vitre qui est en la Chapelle du Collège fondé à Paris par ce Cardinal » (Source gallica.bnf.fr / BnF)

Certains des portraits gravés dans l’Histoire de tous les cardinaux ont pu connaître une circulation indépendante de l’ouvrage, venant alimenter les « musées de papier » et ouvrages d’autres antiquaires collectionneurs. En témoigne une lettre non datée du mauriste Luc d’Achery (BnF, Duchesne 30, fol. 93) :

« Monsieur, un de mes amis qui a votre livre des cardinaux souhaiterait avoir les portraits séparément du pape Innocent ou Clément VI pag. 556, du cardinal Pierre de Lestang pag. 612, du cardinal Bertrand Lagery pag. 621, du card. Pierre de Selve de Monteruc pag. 557. Et sachant que vous me faites l’honneur de m’aimer j’ai cru qu’il pourrait plus facilement les obtenir par mon moyen. Je vous prie donc, Monsieur, de lui faire connaître que sa croyance n’est pas vaine, et de vouloir faire tirer ces images et j’en payerai l’ouvrier, ou bien de m’envoyer les planches je les ferai tirer et je vous les renverrai aussitôt. »

Vitraux, tombes et tableaux

François Duchesne privilégie les portrait « au naturel », qui figurent notamment sur les vitraux ou les peintures, aux gisants. Par exemple, dans le chapitre sur Nicolas de Saint-Saturnin († 1382), frère prêcheur nommé au cardinalat par l’anti-pape Clément VII, le portrait est tiré de la représentation du prélat agenouillé au pied de la Crucifixion qui décore le fond de son enfeu dans l’église dominicaine de Clermont (Duchesne 1660, p. 658), plutôt que de son gisant (aujourd’hui disparu, mais décrit par Duchesne). (fig. 2 et 3)

Fig. 2 : Duchesne 1660, frontispice du chapitre sur le cardinal Nicolas de Saint-Saturnin. « Ce portrait est tiré d’après un Tableau qui est dans l’Eglise des Jacobins de Clermont en Auvergne, et ma été procuré par les soins du Révérend Père Paul le Marchand Prieur de ce Monastère » (Source gallica.bnf.fr / BnF).
Fig. 3 : Clermont, ancienne église des Jacobins (puis chapelle de la Visitation), tombe du cardinal Nicolas de Saint-Saturnin (photo : Haude Morvan).

Toutes les représentations des cardinaux « au naturel » utilisées par Duchesne ne sont visiblement pas médiévales : certaines proviennent de « tableaux » conservés dans les églises. Ces « tableaux » mentionnés par Duchesne pourraient être le témoignage de galeries de portraits qui, à une échelle plus modeste, reflètent le goût pour les collections de portraits de prélats qui décorent certaines sacristies et bibliothèques de grandes institutions religieuses (Sala dei Papi à Sainte-Marie-Majeure à Rome, basilique de Superga à Turin, sacristie de la cathédrale de Naples…). Que ces « tableaux » copiés dans l’Histoire de tous les cardinaux aient été eux-mêmes basés sur des œuvres anciennes est parfois douteux : on notera, par exemple, que certains prélats sont représentés avec la barrette, rare dans l’iconographie des XIIIe-XIVe siècles, où les cardinaux sont surtout représentés coiffés de la mitre. (fig. 4)


Fig. 4 : Duchesne 1660, frontispice du chapitre sur le cardinal Jean de La Tour († 1374). « Ce portrait est tiré d’après un Tableau qui est en la salle de Cîteaux à Dijon, dont le crayon m’a été envoyé par le curieux Monsieur de la Mare, Conseiller au Parlement de Bourgogne » (Source gallica.bnf.fr / BnF).

À défaut d’un portrait « au naturel », Duchesne a recours aux gisants, généralement renversés à la verticale, les yeux ouverts, selon un procédé qui rappelle les gravures de mode de la collection Gaignières (Baron 1978, Morvan 2019). L’effet est parfois étrange : les portraits des cardinaux Pierre de Festigny et Jean Rolland conservent ainsi les bras croisés de leur effigie funéraire (Duchesne 1660, Livre II, p. 685 et 698), tandis que d’autres gardent même toutes les caractéristiques du gisant (le coussin sous la tête, les yeux fermés, les mains jointes, parfois même le soubassement) malgré le renversement à la verticale (Duchesne 1660, Livre II, p. 385 et 436). (fig. 5 et 6)

Fig. 5 : Duchesne 1660, frontispice du chapitre sur le cardinal Pierre de Festigny († 1392). « Ce portrait est tiré d’une tombe plate, qui est en l’Eglise des Célestins d’Avignon, en laquelle ce Prélat est enterré » (Source gallica.bnf.fr / BnF).
Fig. 6 : Duchesne 1660, frontispice du chapitre sur le cardinal Pierre des Prés († 1361). « Ce portrait est tiré de la représentation de ce Cardinal, qui est sur son Tombeau dans l’Eglise Collégiale de S. Martin de Montpezat, par lui fondée, et m’a été procuré par les soins de Monsieur Leon Godefroy, Chanoine en cette Eglise, qui a dressé les mémoires de sa vie, et qui est frère de Mr Godefroy, Historiographe de Sa Majesté » (Source gallica.bnf.fr / BnF).

Sources

Duchesne 1660 : Fr. Duchesne, François, Histoire de tous les cardinaux françois de naissance…, Paris, 1660. Liens vers Gallica : volume I , volume II (Preuves).

Paris, Bibliothèque nationale de France, NAF 22092-22094 et Duchesne 9, 10, 30, 46.

Bibliographie

Baron 1978 : F. Baron, Fragments de gisants avignonnais, in Revue du Louvre, 28, 1978, p. 73-83.

Casini 2004 : T. Casini, Ritratti parlanti : collezionismo e biografie illustrate nei secoli XVI e XVII, Firenze, 2004.

Herklotz 2009 : I. Herklotz, Alfonso Chacón e le gallerie dei ritratti nell’età della Controriforma, in Patrizia Tosini (dir.), Arte e committenza nel Lazio nell’età di Cesare Baronio, Atti del convegno internazionale di studi, Frosinone, Sora, 16-18 maggio 2007, Roma, 2009, p. 111-142.

Meyer 2016 : V. Meyer, Le cabinet de curiosités de Gaspard de Monconys sieur de Liergues : médailles, gravures et tableaux, objets divers, communication prononcée lors du colloque Lyon et la culture de la curiosité, 2016 en ligne

Morvan 2019 : H. Morvan, Les tombes comme « preuves » historiques dans les travaux d’érudition du XVIIe siècle : l’Histoire de tous les cardinaux françois de naissance de François Duchesne, dans G. Rossi et al. (dir.), Almas de pedra. Escultura tumular : da criação à musealização, Lisbonne, 2019, p. 217-229 et 430-431.

Schnapper 1988 : A. Schnapper, Le géant, la licorne et la tulipe. Collections françaises au XVIIe siècle, Paris, 1988 (les pages citées renvoient à la 2e édition de 2012).