Maëlle Métais
Le terme gothique apparaît au XVe siècle et désigne tout d’abord, dans le champ de l’imprimerie, une typographie. En effet, avec l’invention de l’imprimerie, une normalisation de la typographie se met en place, et les ouvrages en langues vulgaires sont écrits en lettres dites gothiques. Elles prennent leur inspiration dans les inscriptions conservées qui datent du Moyen-Âge. Ce mot est ensuite employé pour l’architecture dès le XVIe siècle par les humanistes italiens et, en premier lieu, par les artistes, notamment Giorgio Vasari (1511-1574). Il revêt une connotation très négative, puisqu’il renvoie explicitement à ce qui est issu d’un peuple, barbare, les Goths. Le terme gothique désigne une architecture grossière, qui se place en opposition à la « bonne » architecture, celle des Romains et des Grecs. Vasari, auteur d’une des premières histoires de l’art, explique qu’il s’agit d’un style « inventé par les Goths » composé d’édifices « monstrueux et barbares », « si nombreux que le monde en est infesté » (cité dans Panofsky 1969, p. 145). Il critique vivement les proportions, les voûtes, mais aussi le décor, avec la multiplication des pinacles et la profusion des rinceaux. Les idées de Vasari se diffusent dans l’Europe, et, au XVIIe siècle, le terme gothique apparaît en France pour désigner l’architecture de l’époque médiévale. Il trouve sa place dans le Dictionnaire de l’Académie Française qui, dans sa deuxième édition publiée en 1718, témoigne de sa connotation encore très péjorative.
« Le principal usage de ce mot est renfermé dans les deux phrases suivantes. Architecture Gothique, qui se dit d’une architecture que l’on a accoutumé d’attribuer aux Goths, qui est entièrement différente des cinq ordres d’Architecture. Et Écriture Gothique, qui se dit d’une écriture ancienne, dont on a aussi attribué les caractères aux Goths.
GOTHIQUE, se dit aussi par une sorte de mépris, de ce qui paraît trop ancien & hors de mode. Cela est gothique. Un habillement gothique. Il a les manières gothiques.
GOTHIQUE, s’emploie aussi au substantif en quelques phrases. Il y a du gothique dans cette architecture, dans cette écriture. » (Nouveau dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy, 1718, tome 1, p. 734).
Le gothique national
Dans une période de théorisation de l’architecture, le « gothique » prend une place importante dans les débats de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. Cette architecture divise et se trouve bien souvent décriée plutôt qu’admirée. Elle est intrinsèquement liée à la période s’étendant de l’Antiquité à la Renaissance, aujourd’hui désignée comme l’époque médiévale. Le mauriste Bernard de Montfaucon (1655-1741), par exemple, dit en parlant des œuvres médiévales qu’il fait graver dans ses Monumens de la monarchie françoise (1729-1735) :
« l’ouvrage projeté montre les images de siècles de barbarie. Mais outre le goût et le génie de temps si grossiers font un spectacle assez divertissant, l’intérêt de la nation compense ici le plaisir que pourraient faire des monuments d’une plus grande élégance » (prospectus des Monumens de la monarchie…, cité dans Broglie 1891, t. 2, p. 190 et Rousteau-Chambon 2003, p. 34).
Cette citation, assez méprisante, met en exergue la vision du Moyen-Âge comme une période « barbare », produisant seulement des « ouvrages grossiers ». L’intérêt se porte néanmoins sur les édifices comme œuvres « nationales », dont la préoccupation se retrouve chez d’autres érudits de cette époque, à l’image de François-Roger de Gaignières (1642-1715). Ce dernier plaide notamment auprès du roi Louis XIV pour la création d’une charge visant à recenser et protéger les monuments de France – en les reproduisant en dessin – ; un « inventaire des monuments historiques » bien avant sa création (Ritz-Guilbert 2008, p. 317). Si l’architecture gothique est perçue comme d’intérêt national, elle demeure cependant un produit des barbares. Toutefois, cette vision n’est pas partagée par tous les érudits et théoriciens de l’architecture, comme le montre Félibien des Avaux (1658-1733), dans son Recueil historique de la vie et des ouvrages des plus célèbres architectes de 1687 qui, en définissant deux périodes distinctes, témoigne de son admiration pour les édifices gothiques postérieurs au XIIIe siècle (Vanuxem 1977).
Une première histoire de l’architecture
Félibien des Avaux est un des premiers à tenter d’ordonner l’art du Moyen-Âge. Il organise son propos en quatre livres : les deux premiers sont consacrés à l’architecture de l’Antiquité païenne et chrétienne, le troisième à l’architecture du Ve jusqu’au XIe siècle, puis enfin le quatrième livre traite de l’architecture du XIe au XIVe siècle. Dans sa préface, il explique que dans le troisième livre, « l’on trouvera moins d’architectes » car « il ne contient que des siècles si pleins d’ignorance & de barbarie » (Félibien Des Avaux 1687, préface non paginée, 3e page). Il poursuit en expliquant que le quatrième livre traite des œuvres « qu’on nomme Gothiques ou Modernes ». Les édifices de la période entre la chute de l’Empire romain et le XVe siècle sont donc divisés en deux catégories. En effet, il explique remarquer « deux sortes de bâtiments gothiques, savoir d’anciens & de modernes ». Félibien met l’accent sur les édifices que nous pouvons identifier comme romans qui « n’ont rien de recommandable que leur solidité & leur grandeur » et qui sont d’une « extrême pesanteur & grossièreté ». Les autres, les édifices gothiques dans le sens donné aujourd’hui, sont remarquables pour leur « excès de délicatesse » (ibid., 4e page).
Le gothique : un art barbare ?
Cette notion de délicatesse gothique est également présente chez d’autres érudits, notamment chez Dom Martène (1654-1739) et Dom Durand (1682-1771), les auteurs du Voyage Littéraire de deux religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur publié en 1717. Au sein de leur récit de voyage, se trouvent de nombreuses descriptions d’édifices aujourd’hui considérés comme gothiques, bien que le terme « gothique » ne soit employé qu’à deux reprises pour désigner le style architectural : Martène et Durand désignent comme gothique l’abbatiale de Cluny III (XIe-XIIIe siècle) ainsi que la cathédrale Saint-Etienne de Metz (XIIIe-XVIe siècle) (voir Martène – Durand 1717, livre 1, p. 228 et livre 2, p. 111). Dans leur propos, la « délicatesse » semble signifier un bon équilibre entre hauteur et largeur, une attention aux décors et une finesse des éléments, dans leurs dimensions comme dans leur traitement. Ainsi, Martène et Durand admirent les structures légères, les grandes hauteurs sous voûtes et les larges proportions. Ils apprécient lorsque les édifices sont bien proportionnés, lorsque la hauteur répond à la largeur et à la longueur. Il s’agit d’un goût en corrélation avec la théorie des bonnes proportions, notamment celles données par l’architecte romain Vitruve (81 av. J.-C. – 15 av. J.-C.). En outre, une attention est portée à l’éclairage qui se traduit par la présence de larges ouvertures, ou encore la multiplication des fenêtres. Ainsi, les deux auteurs du Voyage Littéraire apprécient particulièrement les grandes cathédrales gothiques qui sont qualifiées d’églises les « plus belles du royaume ». L’édifice le plus beau est, selon Martène et Durand, la cathédrale d’Amiens dont la construction s’étale du XIIIe au XIVe siècle :
« L’église cathédrale est un chef d’œuvre accompli, on ne peut rien voir de plus parfait, ni de plus beau, & dans tout le royaume, il n’y en a aucune qui lui puisse disputer » (Martène – Durand 1717, livre 2, p. 171).
Si la période médiévale est donc cette période barbare, « gothique », pour les érudits de l’époque moderne, elle a également produit des ouvrages dignes d’éloges. En outre, il convient de rappeler qu’au cours des Temps modernes, les bâtisseurs ne se détachent pas tout à fait du style « gothique ». En effet, beaucoup d’édifices sont restaurés ou reconstruits en conservant ce vocabulaire architectural et certains sont également érigés ex nihilo. L’un des exemples emblématiques de ce gothique « moderne » est la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans, reconstruite à partir du XVIIe, et jusqu’au XIXe siècle (Rousteau-Chambon 2003).
Sources éditées
Félibien 1687 : Félibien Des Avaux, J.-F, Recueil historique de la vie et des ouvrages des plus célèbres architectes, 1687. Lien vers Gallica
Martène – Durand 1717 : Martène, E. et U. Durand, Voyage littéraire de deux religieux bénédictins de la congrégation de Saint Maur…, tome I, 1717. Lien vers Gallica
Nouveau dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy, 1718, tome 1, p. 734. Lien vers Gallica
Bibliographie
Broglie 1891 : E. de Broglie, La Société de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés au XVIIIe siècle. Bernard de Montfaucon et les Bernardins (1715-1750), Paris, 1891.
Panofsky 1969 : E. Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations. Essais sur les « arts visuels », Gallimard, Paris, 1969, p. 137-187.
Ritz-Guilbert 2008 : A. Ritz-Guilbert, La collection Gaignières : méthodes et finalités, in Bulletin monumental, 166-4, 2008, p. 315-338.
Rousteau-Chambon 2003 : H. Rousteau-Chambon, Le gothique des Temps modernes : architecture religieuse en milieu urbain, Paris, 2003.
Vanuxem 1977 : J. Vanuxem, Le Moyen-Âge vu par les Contemporains de Louis XIV, in XVIIe siècle, 114-115, 1977, p. 85-98.