Résumé d’une thèse de doctorat en Histoire défendue à l’Université de Namur et l’Université catholique de Louvain (Belgique), 2021. Supervision : Prof. Isabelle Parmentier et Prof. Françoise Van Haeperen.
Au cours de l’époque moderne (16e-18e siècles), l’Antiquité fascine. La péninsule italienne, destination phare du « Grand Tour », est sillonnée par les artistes, les érudits et les voyageurs qui y admirent ses remarquables ruines romaines. Si le phénomène italien a fait l’objet de nombreuses recherches, l’attrait exercé par les vestiges des anciennes provinces de l’empire romain demeure encore largement méconnu. Cette recherche doctorale menée à l’Université de Namur et à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et défendue le 17 novembre 2021, aborde la question de la réception des reliquats de la présence romaine dans les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège, un espace qui englobe la Belgique, le Luxembourg et le nord de la France actuels et qui propose un ensemble atypique de vestiges romains (voies, tumuli, murailles, mausolée…). Ces vestiges retenaient-ils l’attention des curieux, des savants ou des populations qui les côtoyaient ? Leur nature romaine était-elle cernée ? Quelles sont les fonctions qui leur étaient conférées et comment ont-ils été éventuellement réutilisés ? Ont-ils fait l’objet d’une politique d’entretien et de préservation ? Autant de questions auxquelles cette recherche entend répondre en mobilisant un corpus de sources diversifié : travaux d’historiens et d’antiquaires modernes, littérature de voyage, cartes et plans, documents d’archives et sources iconographiques.
La première partie de la recherche vise à présenter les vestiges anciens qui étaient observables dans l’espace étudié et la chronologie de l’intérêt qu’on leur a porté. La pratique de la fouille demeurant exceptionnelle au cours des époques médiévale et moderne, la plupart des reliquats du passé antique de la région qui sont identifiés dès cette période étaient des vestiges « architecturaux » dont le caractère ancien était aisément perceptible. C’est particulièrement le cas des tumuli, des voies romaines, des vestiges d’agglomérations urbaines et de quelques vestiges monumentaux exceptionnels. Les tumuli sont des tertres funéraires d’époque romaine particulièrement nombreux dans les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège à l’époque moderne, surtout en Hesbaye, une région fertile et faiblement urbanisée située entre Bruxelles, Namur et Liège : ils constituent un type de « monuments » assez atypique, rarement attesté dans les autres régions de l’ancien empire romain mais très fréquent dans cet espace (une centaine d’entre eux y sont attestés).

Plusieurs voies romaines traversent également la région et le tracé de certaines d’entre elles était encore fort bien identifié au cours de la période moderne, notamment celles qui étaient toujours en usage à cette époque à l’instar de la voie Bavay-Tongres qui passait à proximité de bon nombre de tumuli évoqués ci-dessus. Deux grands ensemble de voies se dégagent : celles qui se rejoignent à Bavay (Bavay-Tongres, Bavay-Reims, Bavay-Asse…), localité aujourd’hui située en France mais faisant partie intégrante des Pays-Bas méridionaux jusqu’en 1678, qui étaient surtout visibles dans le nord de la France et de la Wallonie actuelles, et celles qui traversaient l’ancien duché de Luxembourg (Reims-Trèves, Reims-Cologne, Metz-Trèves…), qui étaient particulièrement visibles dans l’actuel Grand-Duché de Luxembourg.
Les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège ne comportaient pas en leur sein d’agglomérations majeures remontant à l’Antiquité, mais certaines localités présentaient les signes évidents d’une origine romaine. C’était particulièrement le cas de Bavay, siège de l’antique cité des Nerviens (Bagacum Nerviorum), de Tongres, siège de la cité du même nom (Atuatuca Tungrorum) et du vicus d’Arlon (Orolaunum). Les trois agglomérations comportaient notamment une muraille antique encore bien visible à l’époque moderne. D’autres sites présentant des vestiges de moindre envergure furent également identifiés dès cette période (vicus de Dalheim, oppidum du Titelberg, site de Famars, etc.).

La région comporte enfin quelques « monuments » jugés particulièrement remarquables par les observateurs modernes, à l’instar du mausolée d’Igel, une structure funéraire de 23 mètres de haut située aux confins du duché de Luxembourg, qui est très souvent décrite et représentée sous la forme de gravures. Contrairement à la colonne d’Igel dont le caractère romain est indéniable, plusieurs monuments furent considérés comme antiques par certains auteurs modernes, alors que la recherche a démontré (parfois dès l’époque moderne) qu’ils étaient antérieurs (comme le monolithe préhistorique d’Hollain) ou postérieurs (comme certains châteaux ou pans de murailles médiévaux). Ces vestiges parfois perçus comme romains à l’époque moderne ont également été intégrés au sein de l’enquête.

D’un point de vue chronologique, un intérêt pour le passé antique de la région émerge dès la période médiévale, époque durant laquelle de nombreux auteurs cherchent à vanter les origines de leur ville : l’ancienneté est alors synonyme de prestige et de légitimité, un constat qui se vérifie également durant la période moderne. La plupart des récits historiques produits au cours du Moyen Âge et même jusqu’à la moitié du 16e siècle ne mobilisent qu’assez peu le vestige matériel : ils reposent la plupart du temps sur des traditions médiévales mêlant imaginaire, récits oraux et témoignages empruntés à certains auteurs antiques (notamment César). Les recherches « étymologiques » connaissent également un essor important aux 15e et 16e siècles et cherchent à lier un toponyme à une origine antique : Luxembourg à la déesse Lux, Marche-en-Famenne au dieu Mars, Antoing à Marc Antoine, Braine-le-Comte au Gaulois Brennus, etc. Les vestiges ne sont que rarement décrits et, lorsqu’ils sont signalés, ils sont généralement attribués soit à des phénomènes surnaturels (magie, action du Diable), soit à l’intervention d’ « étrangers » (Sarrazins), soit encore à une antiquité souvent largement fantasmée (Troyens ou royauté romaine, par exemple).
C’est au cours du dernier tiers du 16e siècle qu’apparaissent les premières descriptions et études de vestiges antiques, notamment sous la plume du florentin Lodovico Guicciardini (1521-1589), dans sa Descrittione di tutti i Paesi Bassi (1567), et des antiquaires Abraham Ortelius (1527-1598) et Iohannes Vivianus (vers 1520-1598) au sein de leur Itinerarium per nonnullas Galliae Belgicae partes (1584). Ces deux publications ont énormément circulé et considérablement influencé les témoignages ultérieurs. Les érudits de la seconde moitié du 16e siècle sont principalement actifs au sein des deux grands centres intellectuels de la région : Anvers, métropole cosmopolite et prospère ayant accueilli les presses plantiniennes, et Louvain qui abritait la principale université de cet espace.

Les deux premiers tiers du 17e siècle sont marqués par une floraison de recherches sur l’histoire des villes et principautés des Pays-Bas et de la principauté de Liège. Chacune des principautés constituant le territoire de anciens Pays-Bas dispose de son « historien ». S’il ne s’agit pas, dans la plupart des cas, de travaux « antiquaires » (les auteurs conservant la trame chronologique et ne proposant que des descriptions relativement sommaires des monuments), leurs auteurs signalent régulièrement l’existence de vestiges antiques qui viennent appuyer leur raisonnement, signe que la trace matérielle intègre véritablement le discours historique à partir de cette période. Les descriptions de monuments anciens se font également plus nombreuses dans les guides et récits de voyage. S’ils sont minoritaires, des travaux d’antiquaires sont également composés au cours de cette période. Alexandre Wiltheim (1604-1684) consacre par exemple plusieurs décennies de sa vie à recenser et à étudier les antiquités romaines du duché de Luxembourg, tandis que Jean-Jacques Chifflet (1588-1673) assiste à la fouille d’un tumulus à Antoing et s’intéresse aussi bien au passé antique de la région de Tournai et de la Flandre de langue française (Dunkerque) qu’à celui de sa Besançon natale (alors encore espagnole). L’intérêt pour les vestiges antiques se répand plus largement au cours de cette période et touche particulièrement les milieux ecclésiastiques, surtout chez les Jésuites (Alexandre Wiltheim et son frère Jean-Guillaume, Gilles Bouchier, Jacques Malbrancq…).

La période couvrant la fin du 17e siècle et le début du 18e siècle (vers 1670/1680- vers 1720) voit se produire un effondrement de la recherche sur le passé de la région et une disparition presque totale de descriptions des vestiges antiques. Cette situation, propre à l’espace envisagé, s’explique par le contexte de crise politique, économique et militaire qui frappe les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège à cette époque, l’espace étant dévasté par de constantes guerres contre les Provinces-Unies et surtout contre la France de Louis XIV. Les cartographes militaires français accompagnant les armées du Roi Soleil produisent cependant à cette occasion des cartes de la région d’une précision alors inégalée, sur lesquelles figurent souvent pour la première fois de nombreux tumuli et axes routiers romains.
Le 18e siècle voit la recherche historique et « antiquaire » progressivement renaître de ses cendres avec la parution, dans un premier temps (vers 1720-vers 1760), d’histoires des villes et principautés de la région s’inscrivant dans la continuité des travaux de la première moitié du siècle précédent. Les voyageurs commencent également à redevenir plus nombreux à parcourir les routes des Pays-Bas méridionaux, certains d’entre eux livrant des témoignages particulièrement originaux à l’instar du Britannique John Durant Breval (vers 1680-1739). Le dernier tiers du Siècle des Lumières se caractérise par une multiplication considérable des sources : les recherches sur le passé antique de la région sont fortement dynamisées par la jeune Académie impériale et royale de Bruxelles fondée en 1772. Plusieurs de ses membres développent un intérêt marqué pour la question, échangeant à ce sujet lors de séances et produisant plusieurs mémoires sur cette thématique. La publication de la Dissertatio de antiquis romanorum monumentis (1783) de Pierre-Joseph Heylen (1737-1793), première tentative de recensement de l’ensemble des vestiges antiques de l’espace étudié, constitue le point d’orgue de ces investigations. En dehors de Bruxelles, des antiquaires locaux sont actifs à Tongres (Pierre-Guillaume Van Muysen) comme à Bavay devenue française (l’abbé Carlier, Jean-Baptiste Lambiez). Le développement de l’administration contribue également à une multiplication des sources cartographiques, administratives et législatives documentant l’existence et l’état de conservation de certains vestiges ainsi que la politique des autorités à leur égard. La conquête des Pays-Bas méridionaux et de la principauté de Liège par les armées françaises sonne le glas de ces initiatives, comme en témoigne par exemple la fermeture de l’Académie de Bruxelles en 1794.

La trame chronologique étant définie, la première question à s’être posée est celle de la place que les vestiges antiques occupent au sein du paysage moderne, à quel point ils sont identifiés et décrits en tant que composante paysagère interagissant avec les populations locales et les voyageurs de passage. Souvent aisément identifiables en raison de leurs caractéristiques inhabituelles (à l’instar du caractère rectiligne et du revêtement des voies romaines ou de la monumentalité du mausolée d’Igel), les vestiges antiques de la région marquent profondément le paysage de leur empreinte, comme l’atteste leur apparition précoce sur les cartes et plans modernes. Nombre d’entre eux, en particulier les voies romaines et les tumuli, sont réutilisés en tant que marqueurs paysagers, servant de points de repère ou de délimitation (frontières entre communautés, principautés dépendant d’un même prince ou états concurrents) au sein de l’espace. La colonne d’Igel constitue un cas tout à fait particulier en raison de l’attrait qu’elle exerce auprès des voyageurs et des populations locales : représentée à de nombreuses reprises au cours de la période moderne, constamment décrite et vantée par les auteurs, elle s’impose progressivement comme l’une des vues emblématiques du duché de Luxembourg et comme le principal témoignage du passé antique des anciens Pays-Bas.

Certains vestiges ont par ailleurs été déplacés pour s’intégrer au sein de nouveaux espaces paysagers, tels que des jardins d’antiquités, des murailles urbaines et des édifices cultuels ou privés. Le phénomène est particulièrement bien attesté dans le duché de Luxembourg, mais il est difficile de déterminer s’il s’agit d’une pratique propre à cette région ou si c’est la qualité et la précision des recherches d’Alexandre Wiltheim (1604-1684), qui n’ont pas leur équivalent dans les autres principautés, qui constituent une forme de biais.
Les collections et jardins d’antiquités qui apparaissent au cours de l’époque moderne sont parfois liés aux pratiques d’érudits et d’antiquaires qui commencent à étudier les vestiges antiques de la région. Ils mettent en œuvre une méthode empirique dévoilant peu à peu son passé romain : ils observent personnellement, collectent et décrivent les traces matérielles du passé, avant de les confronter au témoignage des sources littéraires et de les mettre en série avec d’autres vestiges jugés similaires. Cette méthode leur permet de jeter un regard nouveau sur les reliquats du passé romain, désormais perçus comme des sources à part entière, et de critiquer de nombreuses traditions locales qui circulaient alors. Leurs pratiques sont assez similaires à celles observées à la même époque dans les régions environnantes, notamment en Angleterre, en France et dans les principautés allemandes.
Parmi les travaux savants menés à cette période, les recherches du jésuite luxembourgeois Alexandre Wiltheim (1604-1684) sont particulièrement remarquables en raison de leur ampleur et du caractère novateur de certains questionnements qui y sont développés : l’antiquaire propose par exemple des hypothèses de datation, s’interroge sur le statut des localités à l’époque romaine, pratique la fouille « archéologique » et l’observation topographique. Il n’hésite par ailleurs pas à mobiliser des documents des premiers siècles du Moyen Âge pour tenter de reconstituer l’implantation romaine dans sa région. La conservation d’une partie de sa correspondance et les nombreuses mentions de proches, d’amis et de correspondants au sein de son manuscrit permettent par ailleurs de mettre en lumière la dynamique de recherche collective qui se met en place durant la période moderne.

Si les vestiges antiques commencent à être étudiés au cours de la période moderne en tant que sources à part entière, ils revêtent également la fonction de symboles identitaires qui nourrissent les enquêtes et les polémiques sur le passé des communautés, à une époque où ancienneté et prestige sont étroitement liés. La plupart des villes et principautés des Pays-Bas revendiquent en effet une origine antique et l’associent généralement à un fondateur prestigieux (le plus souvent, Jules César). La place qui est désormais accordée aux traces matérielles au sein des discours sur le passé tend à conférer un nouveau rôle aux vestiges qui deviennent les garants de l’ancienneté des communautés : de nombreux vestiges d’apparence ancienne, réellement antiques ou non, sont à cette époque signalés pour démontrer cette ancienneté recherchée. Les pratiques antiquaires contribuent également à remettre en question certaines traditions locales, parfois séculaires. C’est dans ce cadre que les vestiges sont mobilisés tant par ceux qui critiquent les traditions locales que par leurs défenseurs, ce qui aboutit parfois à de longues polémiques savantes comme à Arlon (dont l’association à un Ara Lunae est contestée), à propos de l’emplacement du siège de la cité des Nerviens (revendiqué par Tournai depuis le Moyen Âge, mais que les recherches de plusieurs érudits situent à Bavay à partir du 17e siècle) ou encore à propos de l’emplacement d’une source curative mentionnée par Pline l’Ancien (que se disputent Tongres et Spa).

Le nouveau statut revêtu par les vestiges antiques au cours de l’époque moderne ne conduit toutefois pas encore à une politique de préservation cohérente à leur égard. La plupart du temps, leur dégradation est perçue comme un phénomène inéluctable, leur mémoire ne pouvant être préservée que par la description et le dessin. Les exemples de destructions de vestiges anciens sont nombreux et répondent à des impératifs divers (modernisation des infrastructures, guerre, « vandalisme »…). Les autorités d’Ancien Régime tentent cependant parfois de les protéger ou de les entretenir, à l’instar de certaines voies romaines qui étaient toujours en usage et jugées utiles au développement économique de la région. La voie Bavay-Tongres est par exemple toujours fréquemment utilisée à la fin de l’Ancien Régime, car elle traverse un espace marqué par un fort morcellement politique. Les autorités mettent en place des mesures législatives et des inspections de son tracé qui visent à assurer sa préservation et son bon entretien. Le cas du mausolée d’Igel constitue une exception notable, puisque les États du Luxembourg ordonnent sa restauration dès 1763, une opération financée sur des fonds publics et dont la portée « patrimoniale » (il s’agit de la préservation d’un monument jugé remarquable pour les générations futures) annonce les grandes mesures de protection du patrimoine qui apparaîtront au cours du deuxième tiers du 19e siècle.
En définitive, cette thèse de doctorat met en lumière la complexité des rapports qu’entretient la société moderne avec les traces de son passé antique et la diversité des sources qui permettent de la mettre en lumière. Couronnée par le prix Robert Beaujean (Fondation Roi Baudouin), elle sera publiée en 2023 ou en 2024 dans la collection Studies in Belgian History (Archives de l’État en Belgique).