Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Cohabiter avec l’Antiquité. Antiquarisme, traditions locales et impact paysager des vestiges antiques dans les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège (1565-1794). Olivier Latteur

Résumé d’une thèse de doctorat en Histoire défendue à l’Université de Namur et l’Université catholique de Louvain (Belgique), 2021. Supervision : Prof. Isabelle Parmentier et Prof. Françoise Van Haeperen.

Au cours de l’époque moderne (16e-18e siècles), l’Antiquité fascine. La péninsule italienne, destination phare du « Grand Tour », est sillonnée par les artistes, les érudits et les voyageurs qui y admirent ses remarquables ruines romaines. Si le phénomène italien a fait l’objet de nombreuses recherches, l’attrait exercé par les vestiges des anciennes provinces de l’empire romain demeure encore largement méconnu. Cette recherche doctorale menée à l’Université de Namur et à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et défendue le 17 novembre 2021, aborde la question de la réception des reliquats de la présence romaine dans les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège, un espace qui englobe la Belgique, le Luxembourg et le nord de la France actuels et qui propose un ensemble atypique de vestiges romains (voies, tumuli, murailles, mausolée…). Ces vestiges retenaient-ils l’attention des curieux, des savants ou des populations qui les côtoyaient ? Leur nature romaine était-elle cernée ? Quelles sont les fonctions qui leur étaient conférées et comment ont-ils été éventuellement réutilisés ? Ont-ils fait l’objet d’une politique d’entretien et de préservation ? Autant de questions auxquelles cette recherche entend répondre en mobilisant un corpus de sources diversifié : travaux d’historiens et d’antiquaires modernes, littérature de voyage, cartes et plans, documents d’archives et sources iconographiques.

La première partie de la recherche vise à présenter les vestiges anciens qui étaient observables dans l’espace étudié et la chronologie de l’intérêt qu’on leur a porté. La pratique de la fouille demeurant exceptionnelle au cours des époques médiévale et moderne, la plupart des reliquats du passé antique de la région qui sont identifiés dès cette période étaient des vestiges « architecturaux » dont le caractère ancien était aisément perceptible. C’est particulièrement le cas des tumuli, des voies romaines, des vestiges d’agglomérations urbaines et de quelques vestiges monumentaux exceptionnels. Les tumuli sont des tertres funéraires d’époque romaine particulièrement nombreux dans les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège à l’époque moderne, surtout en Hesbaye, une région fertile et faiblement urbanisée située entre Bruxelles, Namur et Liège : ils constituent un type de « monuments » assez atypique, rarement attesté dans les autres régions de l’ancien empire romain mais très fréquent dans cet espace (une centaine d’entre eux y sont attestés).

Image 1 : l’un des tumuli de Walhain décrits par Ortelius et Vivianus dans leur récit de voyage (1584) – photo de l’auteur 2018.

Plusieurs voies romaines traversent également la région et le tracé de certaines d’entre elles était encore fort bien identifié au cours de la période moderne, notamment celles qui étaient toujours en usage à cette époque à l’instar de la voie Bavay-Tongres qui passait à proximité de bon nombre de tumuli évoqués ci-dessus. Deux grands ensemble de voies se dégagent : celles qui se rejoignent à Bavay (Bavay-Tongres, Bavay-Reims, Bavay-Asse…), localité aujourd’hui située en France mais faisant partie intégrante des Pays-Bas méridionaux jusqu’en 1678, qui étaient surtout visibles dans le nord de la France et de la Wallonie actuelles, et celles qui traversaient l’ancien duché de Luxembourg (Reims-Trèves, Reims-Cologne, Metz-Trèves…), qui étaient particulièrement visibles dans l’actuel Grand-Duché de Luxembourg.

Les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège ne comportaient pas en leur sein d’agglomérations majeures remontant à l’Antiquité, mais certaines localités présentaient les signes évidents d’une origine romaine. C’était particulièrement le cas de Bavay, siège de l’antique cité des Nerviens (Bagacum Nerviorum), de Tongres, siège de la cité du même nom (Atuatuca Tungrorum) et du vicus d’Arlon (Orolaunum). Les trois agglomérations comportaient notamment une muraille antique encore bien visible à l’époque moderne. D’autres sites présentant des vestiges de moindre envergure furent également identifiés dès cette période (vicus de Dalheim, oppidum du Titelberg, site de Famars, etc.).

Image 2 : la muraille romaine de Tongres décrite par plusieurs érudits modernes – photo de l’auteur 2020.

La région comporte enfin quelques « monuments » jugés particulièrement remarquables par les observateurs modernes, à l’instar du mausolée d’Igel, une structure funéraire de 23 mètres de haut située aux confins du duché de Luxembourg, qui est très souvent décrite et représentée sous la forme de gravures. Contrairement à la colonne d’Igel dont le caractère romain est indéniable, plusieurs monuments furent considérés comme antiques par certains auteurs modernes, alors que la recherche a démontré (parfois dès l’époque moderne) qu’ils étaient antérieurs (comme le monolithe préhistorique d’Hollain) ou postérieurs (comme certains châteaux ou pans de murailles médiévaux). Ces vestiges parfois perçus comme romains à l’époque moderne ont également été intégrés au sein de l’enquête.

Image 3 : le mausolée d’Igel près de Trèves – photo de l’auteur 2017.

D’un point de vue chronologique, un intérêt pour le passé antique de la région émerge dès la période médiévale, époque durant laquelle de nombreux auteurs cherchent à vanter les origines de leur ville : l’ancienneté est alors synonyme de prestige et de légitimité, un constat qui se vérifie également durant la période moderne. La plupart des récits historiques produits au cours du Moyen Âge et même jusqu’à la moitié du 16e siècle ne mobilisent qu’assez peu le vestige matériel : ils reposent la plupart du temps sur des traditions médiévales mêlant imaginaire, récits oraux et témoignages empruntés à certains auteurs antiques (notamment César). Les recherches « étymologiques » connaissent également un essor important aux 15e et 16e siècles et cherchent à lier un toponyme à une origine antique : Luxembourg à la déesse Lux, Marche-en-Famenne au dieu Mars, Antoing à Marc Antoine, Braine-le-Comte au Gaulois Brennus, etc. Les vestiges ne sont que rarement décrits et, lorsqu’ils sont signalés, ils sont généralement attribués soit à des phénomènes surnaturels (magie, action du Diable), soit à l’intervention d’ « étrangers » (Sarrazins), soit encore à une antiquité souvent largement fantasmée (Troyens ou royauté romaine, par exemple).

C’est au cours du dernier tiers du 16e siècle qu’apparaissent les premières descriptions et études de vestiges antiques, notamment sous la plume du florentin Lodovico Guicciardini (1521-1589), dans sa Descrittione di tutti i Paesi Bassi (1567), et des antiquaires Abraham Ortelius (1527-1598) et Iohannes Vivianus (vers 1520-1598) au sein de leur Itinerarium per nonnullas Galliae Belgicae partes (1584). Ces deux publications ont énormément circulé et considérablement influencé les témoignages ultérieurs. Les érudits de la seconde moitié du 16e siècle sont principalement actifs au sein des deux grands centres intellectuels de la région : Anvers, métropole cosmopolite et prospère ayant accueilli les presses plantiniennes, et Louvain qui abritait la principale université de cet espace.

Image 4 : Page de titre de l’Itinerarium d’Ortelius et de Vivianus (1584) – exemplaire de la Bibliothèque universitaire Moretus Plantin (Namur, Belgique).

Les deux premiers tiers du 17e siècle sont marqués par une floraison de recherches sur l’histoire des villes et principautés des Pays-Bas et de la principauté de Liège. Chacune des principautés constituant le territoire de anciens Pays-Bas dispose de son « historien ». S’il ne s’agit pas, dans la plupart des cas, de travaux « antiquaires » (les auteurs conservant la trame chronologique et ne proposant que des descriptions relativement sommaires des monuments), leurs auteurs signalent régulièrement l’existence de vestiges antiques qui viennent appuyer leur raisonnement, signe que la trace matérielle intègre véritablement le discours historique à partir de cette période. Les descriptions de monuments anciens se font également plus nombreuses dans les guides et récits de voyage. S’ils sont minoritaires, des travaux d’antiquaires sont également composés au cours de cette période. Alexandre Wiltheim (1604-1684) consacre par exemple plusieurs décennies de sa vie à recenser et à étudier les antiquités romaines du duché de Luxembourg, tandis que Jean-Jacques Chifflet (1588-1673) assiste à la fouille d’un tumulus à Antoing et s’intéresse aussi bien au passé antique de la région de Tournai et de la Flandre de langue française (Dunkerque) qu’à celui de sa Besançon natale (alors encore espagnole). L’intérêt pour les vestiges antiques se répand plus largement au cours de cette période et touche particulièrement les milieux ecclésiastiques, surtout chez les Jésuites (Alexandre Wiltheim et son frère Jean-Guillaume, Gilles Bouchier, Jacques Malbrancq…).

Image 5 : Page de titre du manuscrit d’Alexandre Wiltheim (17e siècle) – ANL [Archives nationales de Luxembourg], SHL Abt. 15, 380, fol. 1.

La période couvrant la fin du 17e siècle et le début du 18e siècle (vers 1670/1680- vers 1720) voit se produire un effondrement de la recherche sur le passé de la région et une disparition presque totale de descriptions des vestiges antiques. Cette situation, propre à l’espace envisagé, s’explique par le contexte de crise politique, économique et militaire qui frappe les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège à cette époque, l’espace étant dévasté par de constantes guerres contre les Provinces-Unies et surtout contre la France de Louis XIV. Les cartographes militaires français accompagnant les armées du Roi Soleil produisent cependant à cette occasion des cartes de la région d’une précision alors inégalée, sur lesquelles figurent souvent pour la première fois de nombreux tumuli et axes routiers romains.

 Le  18e siècle voit la recherche historique et « antiquaire » progressivement renaître de ses cendres avec la parution, dans un premier temps (vers 1720-vers 1760), d’histoires des villes et principautés de la région s’inscrivant dans la continuité des travaux de la première moitié du siècle précédent. Les voyageurs commencent également à redevenir plus nombreux à parcourir les routes des Pays-Bas méridionaux, certains d’entre eux livrant des témoignages particulièrement originaux à l’instar du Britannique John Durant Breval (vers 1680-1739). Le dernier tiers du Siècle des Lumières se caractérise par une multiplication considérable des sources : les recherches sur le passé antique de la région sont fortement dynamisées par la jeune Académie impériale et royale de Bruxelles fondée en 1772. Plusieurs de ses membres développent un intérêt marqué pour la question, échangeant à ce sujet lors de séances et produisant plusieurs mémoires sur cette thématique. La publication de la Dissertatio de antiquis romanorum monumentis (1783) de Pierre-Joseph Heylen (1737-1793), première tentative de recensement de l’ensemble des vestiges antiques de l’espace étudié, constitue le point d’orgue de ces investigations. En dehors de Bruxelles, des antiquaires locaux sont actifs à Tongres (Pierre-Guillaume Van Muysen) comme à Bavay devenue française (l’abbé Carlier, Jean-Baptiste Lambiez). Le développement de l’administration contribue également à une multiplication des sources cartographiques, administratives et législatives documentant l’existence et l’état de conservation de certains vestiges ainsi que la politique des autorités à leur égard. La conquête des Pays-Bas méridionaux et de la principauté de Liège par les armées françaises sonne le glas de ces initiatives, comme en témoigne par exemple la fermeture de l’Académie de Bruxelles en 1794.

Image 6 : plan du tracé de la muraille romaine de Tongres par Pierre-Joseph Heylen (1783) – © UCLouvain – Réserve précieuse des bibliothèques : RES 18 YL16257. Photo BFLT .

La trame chronologique étant définie, la première question à s’être posée est celle de la place que les vestiges antiques occupent au sein du paysage moderne, à quel point ils sont identifiés et décrits en tant que composante paysagère interagissant avec les populations locales et les voyageurs de passage. Souvent aisément identifiables en raison de leurs caractéristiques inhabituelles (à l’instar du caractère rectiligne et du revêtement des voies romaines ou de la monumentalité du mausolée d’Igel), les vestiges antiques de la région marquent profondément le paysage de leur empreinte, comme l’atteste leur apparition précoce sur les cartes et plans modernes. Nombre d’entre eux, en particulier les voies romaines et les tumuli, sont réutilisés en tant que marqueurs paysagers, servant de points de repère ou de délimitation (frontières entre communautés, principautés dépendant d’un même prince ou états concurrents) au sein de l’espace. La colonne d’Igel constitue un cas tout à fait particulier en raison de l’attrait qu’elle exerce auprès des voyageurs et des populations locales : représentée à de nombreuses reprises au cours de la période moderne, constamment décrite et vantée par les auteurs, elle s’impose progressivement comme l’une des vues emblématiques du duché de Luxembourg et comme le principal témoignage du passé antique des anciens Pays-Bas.

Image 7 : vue du mausolée d’Igel par le graveur Kilian, insérée dans l’Histoire ecclésiastique et civile du duché de Luxembourg de Bertholet (1741) – exemplaire de la Bibliothèque universitaire Moretus Plantin (Namur, Belgique)

Certains vestiges ont par ailleurs été déplacés pour s’intégrer au sein de nouveaux espaces paysagers, tels que des jardins d’antiquités, des murailles urbaines et des édifices cultuels ou privés. Le phénomène est particulièrement bien attesté dans le duché de Luxembourg, mais il est difficile de déterminer s’il s’agit d’une pratique propre à cette région ou si c’est la qualité et la précision des recherches d’Alexandre Wiltheim (1604-1684), qui n’ont pas leur équivalent dans les autres principautés, qui constituent une forme de biais.

Les collections et jardins d’antiquités qui apparaissent au cours de l’époque moderne sont parfois liés aux pratiques d’érudits et d’antiquaires qui commencent à étudier les vestiges antiques de la région. Ils mettent en œuvre une méthode empirique dévoilant peu à peu son passé romain : ils observent personnellement, collectent et décrivent les traces matérielles du passé, avant de les confronter au témoignage des sources littéraires et de les mettre en série avec d’autres vestiges jugés similaires. Cette méthode leur permet de jeter un regard nouveau sur les reliquats du passé romain, désormais perçus comme des sources à part entière, et de critiquer de nombreuses traditions locales qui circulaient alors. Leurs pratiques sont assez similaires à celles observées à la même époque dans les régions environnantes, notamment en Angleterre, en France et dans les principautés allemandes.

Parmi les travaux savants menés à cette période, les recherches du jésuite luxembourgeois Alexandre Wiltheim (1604-1684) sont particulièrement remarquables en raison de leur ampleur et du caractère novateur de certains questionnements qui y sont développés : l’antiquaire propose par exemple des hypothèses de datation, s’interroge sur le statut des localités à l’époque romaine, pratique la fouille « archéologique » et l’observation topographique. Il n’hésite par ailleurs pas à mobiliser des documents des premiers siècles du Moyen Âge pour tenter de reconstituer l’implantation romaine dans sa région. La conservation d’une partie de sa correspondance et les nombreuses mentions de proches, d’amis et de correspondants au sein de son manuscrit permettent par ailleurs de mettre en lumière la dynamique de recherche collective qui se met en place durant la période moderne.

Image 8 : vue en coupe de la structure et la composition de la voie Reims-Trèves par A. Wiltheim (vers 1665). ANL, SHL Abt. 15, 380, fol. 161.

Si les vestiges antiques commencent à être étudiés au cours de la période moderne en tant que sources à part entière, ils  revêtent également la fonction de symboles identitaires qui nourrissent les enquêtes et les polémiques sur le passé des communautés, à une époque où ancienneté et prestige sont étroitement liés. La plupart des villes et principautés des Pays-Bas revendiquent en effet une origine antique et l’associent généralement à un fondateur prestigieux (le plus souvent, Jules César). La place qui est désormais accordée aux traces matérielles au sein des discours sur le passé tend à conférer un nouveau rôle aux vestiges qui deviennent les garants de l’ancienneté des communautés : de nombreux vestiges d’apparence ancienne, réellement antiques ou non, sont à cette époque signalés pour démontrer cette ancienneté recherchée. Les pratiques antiquaires contribuent également à remettre en question certaines traditions locales, parfois séculaires. C’est dans ce cadre que les vestiges sont mobilisés tant par ceux qui critiquent les traditions locales que par leurs défenseurs, ce qui aboutit parfois à de longues polémiques savantes comme à Arlon (dont l’association à un Ara Lunae est contestée), à propos de l’emplacement du siège de la cité des Nerviens (revendiqué par Tournai depuis le Moyen Âge, mais que les recherches de plusieurs érudits situent à Bavay à partir du 17e siècle) ou encore à propos de l’emplacement d’une source curative mentionnée par Pline l’Ancien (que se disputent Tongres et Spa).

Image 9 : les ruines de Bavay décrites par les érudits qui présentent la localité comme étant le siège de la cité des Nerviens – photo de l’auteur, 2019.

Le nouveau statut revêtu par les vestiges antiques au cours de l’époque moderne ne conduit toutefois pas encore à une politique de préservation cohérente à leur égard. La plupart du temps, leur dégradation est perçue comme un phénomène inéluctable, leur mémoire ne pouvant être préservée que par la description et le dessin. Les exemples de destructions de vestiges anciens sont nombreux et répondent à des impératifs divers (modernisation des infrastructures, guerre, « vandalisme »…). Les autorités d’Ancien Régime tentent cependant parfois de les protéger ou de les entretenir, à l’instar de certaines voies romaines qui étaient toujours en usage et jugées utiles au développement économique de la région. La voie Bavay-Tongres est par exemple toujours fréquemment utilisée à la fin de l’Ancien Régime, car elle traverse un espace marqué par un fort morcellement politique. Les autorités mettent en place des mesures législatives et des inspections de son tracé qui visent à assurer sa préservation et son bon entretien. Le cas du mausolée d’Igel constitue une exception notable, puisque les États du Luxembourg ordonnent sa restauration dès 1763, une opération financée sur des fonds publics et dont la portée « patrimoniale » (il s’agit de la préservation d’un monument jugé remarquable pour les générations futures) annonce les grandes mesures de protection du patrimoine qui apparaîtront au cours du deuxième tiers du 19e siècle.

En définitive, cette thèse de doctorat met en lumière la complexité des rapports qu’entretient la société moderne avec les traces de son passé antique et la diversité des sources qui permettent de la mettre en lumière. Couronnée par le prix Robert Beaujean (Fondation Roi Baudouin), elle sera publiée en 2023 ou en 2024 dans la collection Studies in Belgian History (Archives de l’État en Belgique).

“Une mine d’antiquités”: Vaison

Annexe de l’article La Gaule dans la correspondance Caylus-Calvet: “les moyens d’une route nouvelle ou moins battue”, Odile Cavalier

Le mémoire du 21 octobre 1763 débute par ces mots : « Nous devons aujourd’hui voyager ensemble dans l’ancien Vaison, nous en sommes convenus ». Nous extrayons quelques passages significatifs :

« On aborde à Vaison par un chemin, entre deux collines qui dominent l’ancienne ville. (…)   Dans le nouveau Vaison, il n’y a rien d’intéressant, si ce n’est des monuments qui y ont été transportés. C’est ainsi que l’on voit chez M. Raoux, prévôt de la cathédrale, un torse de marbre d’une femme avec une draperie ; c’est un morceau grec, il n’est pas inférieur aux plus beaux morceaux d’antiquités (la statue fragmentaire figure dans les collections du Musée Lapidaire). A la porte de la ville, il y a le chapiteau dont je vous envoyais le dessin il y a longtemps ; on en voit un autre aux Dominicains. (…)  Ces chapiteaux ne sont pas gothiques ; je les trouve de très bon goût, je suis même fortement persuadé que le dernier faisait partie d’un temple de Livie dont j’ai découvert le commencement de l’inscription DIVAE AVG PROP ….  (fig. 11: il s’agit des fragments d’architrave contenant une dédicace  à une flaminique de Livie divinisée, inv. F 73) (…) Je quitte volontiers la nouvelle ville pour passer à l’ancienne ; c’est un terrain inégal (…) qui porte partout des vestiges d’une grande et superbe ville. (…) On voit d’abord sur l’Ouvèze un pont antique d’une seule arche. (…) On est à peine sorti du pont qu’on trouve de tous côtés des débris antiques. Ce quartier s’appelle en provençal la villasse ce qui se traduirait en français par lagrande ville. A Saint- Quenin, chapelle rurale, on voit les restes conservés d’un temple antique ; il ne m’a pas paru plus ancien que Constantin. C’est le derrière de la chapelle. »

 Cavlet décrit ensuite des fragments qui se trouvent au quartier de Pemin ou Paymin, aux Cordeliers mais, ajoute-t-il ,

« les antiquités dont je viens de vous parler n’ont rien de comparable à ce qui se trouve à Maraudi, grange fortifiée appartenant à M. de Piégon : tout y est rempli de morceaux antiques qui donnent l’idée du plus bel édifice ; d’abord, on est frappé de deux bas-reliefs qui se présentent les premiers ; ils sont sur le pavillon gauche de l’édifice ; l’un au levant marqué, l’autre au midi (fig.  12). La bordure de ces reliefs est un assemblage d’antique et de moderne ; cela a été réuni avec beaucoup de goût ; on y a mis tout ce que l’architecture offrait de plus riche et de plus précieux. (…) L’un porte un sacrifice gaulois, l’autre (fig. 13) est un triomphe tout à fait singulier. »

Raespaeta démontré que le relief principal, ou « scène de voyage » sur lequel s’est exercée l’acribie de nombreux spécialistes, désigne vraisemblablement « un faux savant du XVIe siècle » (Raepsaet 2017-2018).

« D’ailleurs, poursuit Calvet,  l’ouvrage est très bon, il est d’un siècle éclairé. (…) Ce   bâtiment, dit-on, fut fait, il y a deux cents ans ; le propriétaire trouva tout cela dans les fondements et s’en servit fort à propos. Il y a des frises très singulières, l’une porte quatre travaux d’Hercule (fig. 14). (…)  Les autres frises représentent des bacchanales (fig. 15). »  

Calvet s’attarde également sur des éléments de décor disparus d’où le prix de son témoignage :

« On y voit entre autres figures, Silène sur un chameau, deux hommes qui enlèvent une femme, et une Bacchante qui s’y oppose, une harpie avec des ailes d’oiseau et une draperie qui la couvre et un homme qui danse avec les mains sur la tête. (…) Voilà, Monsieur, tout ce que je vous dirai sur Vaison ; si les inscriptions que j’en ai apportées vous faisaient plaisir, bientôt, vous les recevriez toutes. Je ne puis pas assez m’étonner que les beaux bas-reliefs dont je vous envoie un chiffon de dessin, fait sur les lieux et mal à mon aise, aient été jusqu’à présent oubliés, je leur trouve des singularités uniques. (…)  Si vous vouliez des dessins plus finis de ces bas-reliefs de Vaison, un abbé qui y est, pourrait me les faire ; cependant, il dessine presque aussi mal que moi (à notre sens, il se montre exagérément sévère avec lui-même) et, de plus, il n’entend rien aux antiquités ; ce sont autant de raisons pour ne pas s’y fier, à moins que cela ne se fit sous mes yeux. »

 Notons qu’il faut attendre la fin du XIXe siècle et surtout les travaux du chanoine Sautel, à partir de 1907, pour que l’archéologie locale bénéficiât de fouilles programmées.

Les villégiatures littéraires de Calvet: l’expédition à Laudun

Annexe de l’article La Gaule dans la correspondance Caylus-Calvet: “les moyens d’une route nouvelle ou moins battue”, Odile Cavalier

Nous citons de larges extraits de cette lettre très dense du 15 juin 1764 :

« Des affaires de ma profession m’ont appelé à Laudun, petit village du Languedoc, à trois lieues d’Avignon, bâti en amphithéâtre sur une petite colline, dominée par une haute montagne. Après avoir rempli mon objet, je demandai, selon ma coutume, s’il n’y avait rien d’antique dans le pays ; je m’adressai à un homme intelligent, il me conduisit lui-même  à différents endroits où je trouvai les inscriptions que je vais vous communiquer. »

Certaines, passées dans le cabinet d’ Esprit Calvet,  font partie  à présent des collections du musée Lapidaire.  L’une des plus intéressantes est celle du sévir augustal, Gaius Viredius Severus,  inv. F 89, datant de l’époque julio-claudienne, éditée par Jacques Gascou (Gascou, Guyon, Cavalier, 2005).  L’épigraphiste souligne que le gentilice Viredius est rarisssime et désigne la seule attestation en Narbonnaise. Toutefois, la partie la plus instructive et la plus originale de la dissertation de Calvet est relative à son ascension jusqu’à un édifice en ruines, désignant peut-être l’ancienne chapelle Saint Jean de Rouzigues, située  à 250m d’altitude sur le plateau de Lacau,  non loin du Camp de César :

« Mon guide m’avertit que sur la montagne qui domine ce village, appelée la montagne de Saint Jean, on voyait les restes d’un ancien édifice, dans lequel était une inscription qui contenait, me dit-on des mots extraordinaires. Je vous avoue, Monsieur, que malgré d’aussi belles espérances, j’eus d’abord quelque peine à me déterminer à cette escalade ; le soleil était brûlant et il fallait grimper pendant trois quarts d’heure. Ces considérations affectent un médecin ; cependant, l’amour de l’Antiquité l’emporta et après bien des fatigues, je parvins au sommet de la montagne ». 

Calvet émet l’hypothèse que le bâtiment, « presque entièrement rasé, rempli de décombres », pourrait désigner « une ancienne chapelle de chrétiens, bâtie à la vérité de débris antiques ».  Au fond de l’édifice, se trouvait alors une pierre aniconique, comportant une énigmatique inscription. Il interprétait les lettres OM, figurant au début de l’inscription, comme une dédicace aux Mères : « Omnibus Matribus ». Calvet adosse son hypothèse à la survivance d’une coutume populaire, mobilisant en ce sens l’intuition, une faculté qui, à notre connaissance, n’est pas nommée expressément dans ses écrits :

« L’Antiquité a ses mystères comme la nature, on s’égare presque toujours lorsqu’on s’obstine à vouloir les pénétrer. Cependant, au milieu de cette obscurité, je ne sais si l’on ne pourrait pas tirer quelque rayon de lumière d’une superstition qui règne encore dans le pays et dont j’ai été informé… Les femmes de Laudun qui ont quelque enfant malade ont coutume de le porter dans ce lieu ruiné ; elles le placent sur l’autel de l’inscription et là, elles le dépouillent de ses haillons pour le couvrir de nouveaux habits qu’elles ont portés dans cette vue. Cette cérémonie, suivant leur croyance, est presque toujours suivie d’un prompt rétablissement. (…) Il me semble que les préjugés dont l’origine est certainement très ancienne, peuvent suggérer quelque conjecture. Les Mères, ou Matrones étaient des déesses héréditaires fort en réputation chez les Gaulois, la célébrité de leur culte est prouvée par un grand nombre d’inscriptions déterrées principalement dans ces provinces. »

Depuis, cette inscription, connue de Mommsen et d’Hirsfeld a été interprétée, avec de fortes réserves, comme une dédicace à Mithra (Omnipotenti Mithra). Hormis l’identité de la divinité invoquée, une question demeurant ouverte, la restitution proposée par Calvet s’avérait correcte : « Marcus Dattovir Lucius Cirratus, votum silverunt libentes merito ». Le prénom latin est donc ici associé à un second idionyme celtique, Dattovir. Caylus garda un prudent silence sur ce dossier, vraisemblablement en raison des difficultés suscitées par la restitution de l’inscription et surtout en l’absence de « preuves », de parallèles probants, susceptibles d’étayer le raisonnement échafaudé par Calvet.

L’écluse de Saint-Rémy

Annexe de l’article La Gaule dans la correspondance Caylus-Calvet: “les moyens d’une route nouvelle ou moins battue”, Odile Cavalier

Le mémoire et les dessins de l’écluse, sont d’autant plus précieux, souligne Fernand Benoit « qu’ils gardent la mémoire des restes de parties aujourd’hui disparues du barrage de Saint-Rémy, à savoir le réservoir formé par le vallon de la Baume et son mode de fermeture, recouverts par les travaux ultérieurs » (Benoît 1935). Nous citons des passages significatifs du mémoire de Calvet, mettant en exergue la finesse de ses observations et son souci de l’utilité publique :

« Ces montagnes s’ouvrent du côté de l’ancien Glanum par une gorge extrêmement étroite qui s’élargit un peu à mesure qu’on avance vers l’ancien lac. Les Romains surent profiter admirablement de ce que leur offre la nature pour se procurer les plus grands avantages. Je vous avoue que je ne les ai jamais trouvés plus grands que dans ce travail (on voit par là qu’il avait lu avec profit Caylus).  A l’entrée de la gorge des montagnes, du côté de l’étang, on voit de chaque côté deux embrasures taillées dans le roc pour soutenir deux martellières (à savoir des ouvrage permettant la distribution des eaux d’irrigation à partir d’un chenal d’arrivée d’eau)  l’une devant l’autre ; contre les deux embrasures les plus éloignées de l’étang est un reste de bâtisse antique qui soutenait la seconde martellière ; cette bâtisse se distingue à peine du rocher. »

Calvet releva avec soins les dimensions des embrasures pour les martellières, évalua la largeur et la profondeur du canal, repéra la présence de « trous carrés taillés dans le roc » qui, selon lui, « paraissaient avoir été faits pour soutenir une galerie de bois qui devait régner le long du canal afin de pouvoir le nettoyer ».

« La gorge se rétrécit à 10 pas ou environ de la martellière du côté de l’étang. Le long de cette gorge coulent encore 2 ou 3 petites fontaines ; pour y passer, on est obligé de se cramponner sur le rocher avec de grands risques ; il y e plus encore à monter dans le canal ; l’amour de l’antiquité donne des ailes. Voilà les ouvrages romains que l’on voit encore de ce côté-là ; ils sont près du tombeau et de l’arc de triomphe. Par le moyen de ces martellières, les Romains retenaient les eaux et formaient un vaste étang dans l’endroit où sont à présent de mauvaises terres mal cultivées.

Il en résultait de grands avantages 1/ ils distribuaient à volonté des eaux abondantes dans leur ville, principalement pour laver. 2/ Ils avaient du poisson en abondance. 3/ Ils se garantissaient des torrents qui tombent des montagnes et qui dévastent aujourd’hui le territoire de Saint-Rémy. Il n’en coûterait pas 2000 écus pour remettre les choses dans l’ancien état. Je l’ai dit et répété aux chefs du pays. Ils n’y veulent rien entendre. »

Voir le croquis de Calvet, fig. 7 . Pour le mémoire, « Œuvres manuscrites d’Esprit Calvet », Avignon, Bibliothèque municipale, tome II, ms 2345 et Marseille, Bibliothèque municipale, « Recueil de Calvet », tome II, ms 1505.

Les pierres plantades de Beaucaire

Annexe de l’article La Gaule dans la correspondance Caylus-Calvet: “les moyens d’une route nouvelle ou moins battue”, Odile Cavalier

Le mémoire adressé par le chevalier de Courtois, « un homme de goût qui cultive l’Antiquité et l’Histoire naturelle », suivant les termes de Calvet, a été recopié par ses soins dans la lettre adressée à Calvet le 8 août 1761. Le chevalier y livre d’utiles informations topographiques.

« Quoi qu’une des inscriptions des colonnes, conservées à la porte de l’hôtel-de-ville soit plus maltraitée que l’autre, il n’est pas difficile de reconnaître qu’elle est exactement la même. On compte une petite demi-lieue d’ici aux pierres plantades qui se trouvent à droite et joignent un chemin de traverse qui ne sert plus qu’aux voyageurs qui veulent raccourcir depuis la construction du grand chemin en 1755 et 1756. L’ancien chemin était autrefois plus battu, quoi qu’il y en eût même alors deux qui conduisaient au même but mais celui-ci passait par Hedessan, lieu connu dans l’Antiquité. Deux de ces pierres sont encore sur pied, la troisième est couchée, toutes trois du même côté. J’ignore si on a trouvé quelque monument pareil d’ici à Saint-Rémy. J’en connais un en deux pièces qu’on a couché dans le grand fossé du grand chemin d’ici à Nîmes, à une lieue et demie environ et près des justices de cette ville mais je ne m’y suis jamais arrêté pour en déchiffrer l’inscription ».

Calvet proposa ses services au comte afin « de mieux connaître » ces monuments :

« Si ma profession me donne quelque relâche cet automne, j’irai voir M. de Courtois qui m’en presse depuis longtemps et je vous ferai moi- même le dessin des colonnes. Je n’oublierai point du tout de prendre l’inscription du mille cassé qu’on voit dans un fossé à une lieue et demie de Beaucaire (fig. 6). Je vais écrire au médecin de Saint-Rémy qui est un de mes amis et nous saurons positivement s’il y a de ce côté-là quelques colonnes milliaires. »

L’affaire de la figure en argent de l’ “ours” d’Eygalières

Annexe de l’article La Gaule dans la correspondance Caylus-Calvet: “les moyens d’une route nouvelle ou moins battue”, Odile Cavalier

Calvet évoque ce morceau « fort joli » pour Caylus dans une lettre, non datée, qui remonte sans doute à 1762.

« Cette petite antique est d’argent avec une draperie en or. Une fille qui gardait les moutons près du village, en s’asseyant sur le bord d’un champ, en fit ébouler la terre ce qui découvrit tout à coup cette figure avec une urne pleine de médailles de Grands Bronzes. Le curé fit l’acquisition de tout cela pour 20 écus, je n’ai jamais vu ni la figure ni les médailles, je tiens ce détail de M. de Saint Marin qui est un des principaux du pays. Ce curé est un ours, il est rare de permettre de voir cette antiquité ; il a imbu tout le pays qu’elle valait 100 louis ; malheureusement, il se porte bien et n’est pas vieux ».

Calvet se proposait de se rendre sur place au mois d’août et de tâcher de prendre un dessin de cette figure mais le 8 février 1762, Caylus le dissuada de se donner cette peine :

« Je n’aime à donner les morceaux qu’en les ayant sous les yeux ».

En 1763, la question n’était toujours pas réglée et pourtant cette statuette intéressait Caylus :

« Je ne doute pas qu’elle représente une divinité gauloise, surtout à cause de la nudité du sexe ».

Au bout du compte, Calvet renonça à traiter avec l’avaricieux ecclésiastique. C’est là un exemple, parmi tant d’autres, des découvertes de pièces d’orfèvrerie et / ou de séries monétaires, parfois spectaculaires (citons notamment les « trésors » de Châlons, de Mâcon, de Rennes ), survenues dans le courant du  XVIIIe siècle.

La trouvaille de Montfaucon

Annexe de l’article La Gaule dans la correspondance Caylus-Calvet: “les moyens d’une route nouvelle ou moins battue”, Odile Cavalier

Cette lettre du 28 octobre 1761, où Calvet discute de la présence du pontil sur un vase de verre, souligne l’importante des découvertes fortuites accomplies à la faveur des travaux d’aménagement du territoire ou de défrichement.

« J’insère dans cette lettre le dessin d’un vase de verre qui é été trouvé ces jours passés. La forme m’en paraît agréable ; cependant, je n’aurais pas songé à vous le présenter s’il n’avait eu une singularité…  C’est le Ponty qui est aussi décidé dans ce verre antique que dans nos verres d’aujourd’hui ; il est placé un peu à côté du centre de sa base ; malgré les marques d’antiquité, ce Ponty me l’aurait fait suspecter, si la manière dont je l’ai acquis, ne le mettait hors de soupçon. J’étais appelé à Montfaucon, petit village situé sur le bord du Rhône, à deux bonnes lieues d’Avignon ; on y travaillait à une chaussée, pour laquelle on faisait des excavations considérables. C’est dans ces terres qu’on trouva, presque sous mes yeux, le verre que vous voyez, avec trois autres exactement semblables. A côté, était une magnifique urne de verre sans Ponty, avec deux anses doubles, contenant des os calcinés, placée dans une urne cubique qu’on avait creusée exprès. J’eus ce petit vase de la femme du paysan qui l’avait trouvé ; je n’ai pu avoir ni l’urne, ni les trois autres pareils. Il est incroyable combien on a trouvé d’antiquités de ce côté-là, dans l’espace de trois ou quatre cents pas » – sans doute, une zone de nécropole – c’étaient des vases, des pots de terre de toutes les formes ; presque tout a été détruit par les paysans, jusqu’à une espèce de préféricule de bronze, qui est le seul morceau de métal qu’on ait découvert ; il avait près d’un pied de hauteur ; j’en ai vu l’anse et quelques morceaux. Si ce vase de verre peut vous servir, je pourrais vous en envoyer un dessin moins informe. »